Le petit trou du tonneau fut de nouveau comblé par un œil curieux, dans l'indifférence générale. L'océan reflétait une jolie couleur orange, indicatrice que la nuit allait bien tomber. Le bois de sa cachette avait une odeur forte de poisson et de sel, et le sol tanguait, lui donnant le mal de mer. Une des planches du tonneau manquait de glisser hors du cercle de métal, poussé par la queue touffue en bas du dos de la créature.
Elle avait quand même eu le temps de s'habituer à la sensation - les jours passaient, sa cachette était toujours la même et ne changeait jamais de place, alors son organisme avait presque réussi à s'habituer aux mouvements.
Mais il n'empêchait que c'était bien la première fois, de toute sa courte existence, que Shire voyait la mer. Et ça, pour le coup, elle n'arrivait pas vraiment à s'y habituer.
Une si grande étendue d'eau, pour un être de la terre tel qu'elle, avait de quoi mettre un peu mal à l'aise. De jour, cette immense étendue d'eau semblait infinie, ballotait le bateau et l'équipage qui s'y trouvait, et Shire avec, qui avait bien du mal à garder son équilibre - les sabots n'étant pas de la meilleure constitution lorsqu'il s'agissait de s'accrocher à une surface. Si elle jetait un coup d'œil au travers du trou du tonneau, elle était aveuglée, le soleil se reflétant sur l'eau comme sur un miroir et lui arrivant directement dans la rétine. Parfois, l'étendue d'eau s'élevait jusqu'à la rambarde, et projetait une grande lampée sur le tonneau. L'eau s'infiltrait et rendait l'étroite cachette poisseuse, humidifiant sa peau et la fourrure de ses jambes. Tout ça était très inconfortable, il fallait bien le dire.
Mais, lorsque la nuit tombait et qu'elle sortait de sa cachette, la surface, souvent bien plus calme qu'au jour, prenait une couleur de perle sous la lumière de la lune. Sans les arbres ou les montagnes, sans ce qui composait les forêts où la satyre passait sa vie, le paysage paraissait si vide et exacerbé... mais malgré tout, la petite ne se laissait de sa contemplation que lorsque son estomac grognait trop fort, lui rappelant la première raison qui l'avait poussé à sortir de sa cachette.
Donc, pour une première expérience, Shire était partagée sur son opinion au sujet de ce que les femmes sur ce bateau appelaient "l'Océan." Les circonstances qui l'avait conduit dans cet endroit n'aidaient pas non plus à améliorer sa vision des choses.
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"Nous sommes désolé, Madame, mais nous n'arrivons pas à retrouver votre acquisition."
Les majordomes, confus, avaient déjà enlevé leurs chapeaux respectifs, les posant sur leurs poitrines dans un geste d'excuse. Cela ne calma en rien la noble, qui ne cessait de hurler, tapant du pied contre le bois qui composait les bords du port de la ville.
"J'ai acheté ce petit monstre il y a à peine deux heures ! vociféra-elle. Elle ne peut pas être bien loin ! Vous n'êtes que des INCAPABLES !"
La scène faisait l'objet de tous les regards, y compris de celui du petit monstre en question. Trempée comme une soupe, ses petites mains ensanglantés à force d'avoir grimpé aux filets de ce bateau de la seule force de ses bras, la satyre se cachait depuis plus d'une heure dans la seule chose qui lui était passé sous la main : un tonneau vide. Elle observait la scène depuis un trou percé dans le bois, et riait sous cape, à la seule pensée que ces dits incapables ne la retrouverait jamais.
Ils n'avaient même pas pensé à aller fouiner sur le bateau - ils n'avaient même pas osé, d'abord ! L'équipage qui arpentait les lieux était une troupe de femmes à qui il ne valait pas mieux chercher des noises, vu leur apparence... et puis, comme le bateau commençait à s'éloigner du port, ils ne risquaient pas de pouvoir monter dessus, heh-
-heh.---
Bon, de toute évidence, ça ne s'était pas forcément passé comme prévu. Et cela faisait des jours que Shire passait ses journées à se camoufler, avec pour seule occupation la vision que lui offrait ce petit trou salvateur.
Elle avait eu le temps d'observer ce qui se passait, dans cet environnement étroit, possédé par cette troupe de femmes. Toute la journée, la petite les voyait passer et repasser devant les tonneaux, leurs longues jambes en plein dans sa ligne de mire. L'endroit semblait dépourvu d'hommes, mais ne manquait pourtant pas de caractère - beaucoup de ces demoiselles semblait avoir de la poigne, de l'autorité, à part quelques-une d'entre elles... parfois, l'une venait retirer le contenu d'un tonneau alentours, et Shire s'aplatissait, observant par le trou différents décolletés ou fessiers, alors que ces dames peu vêtues s'accroupissaient ou se penchaient pour attraper leur dû...
...en tant que satyre de pure souche, la gamine aurait menti si elle avait dit que ces moments-là ne se révélaient pas divertissants.
Mais malgré ce petit plus, Shire attendait toujours avec impatience que la nuit tombe, parce que c'était le seul moment où elle pouvait sortir se dégourdir les pattes. Elle fonçait habituellement vers les réserves de nourriture, emportant comme une tornade les meilleurs mets disponibles, de ses petites mains toujours un peu meurtries par leur escapade sur les filets. C'était d'ailleurs devenu un problème, parce que les blessures s'ouvraient constamment, laissant échapper quelques gouttes de sang... qui étaient apparemment venu se déposer un peu partout, quand la satyre n'avait pas fait attention dans ces explorations. Des petites traces de mains s'étaient déposées sur les caisses de nourriture, sur les rembardes, sur le sol, et quand la gamine s'en était aperçu - heureusement avant de semer un chemin tout tracé vers sa cachette - c'était déjà trop tard.
Et bien évidemment, les faits avaient été reportés dés le lendemain matin à la capitaine... en plus de plusieurs autres évènements qui avaient été manqués par la prudence dont Shire essayait de faire preuve. On en avait discuté avec curiosité, évoquant l'hypothèse d'un petit animal, voire d'un fantôme ou d'un bandit... par chance, les demoiselles avaient visiblement manqué de temps pour fouiller le navire. Mais ce n'était qu'une question de temps, et il fallait VRAIMENT qu'il y ait un endroit où ce bateau s'arrête un jour, histoire de pouvoir laisser une chance à la petite invitée de s'échapper sans demander son reste... tant pis pour les poitrines et les fesses des dames qu'elle n'avait pas eu l'occasion de toucher, elle tenait quand même un peu à la vie !
Lorsque l'indigo remplaça l'orange et et que les dames se furent mutuellement souhaités "bonne nuit", laissant le champ libre, la satyre attendit quelques minutes de plus, puis dégagea le couvercle du tonneau et sortit, en faisant bien attention de ne pas se faire repérer par la seule membre de l'équipage qui assurait la garde, du haut de sa tour. Elle prit la direction des réserves, manquant de glisser au passage, léchant ses mains pour en nettoyer les traces qui avaient failli faire sa perte.