Visite royale [Chiyô Isoroku]

Waterland

«  Et voici Waterland, Elena ! »

La voix claire d’Adamante illustrait tout le bonheur que cette dernière ressentait à l’idée d’être de nouveau sur la mer, et de se rapprocher de Waterland. Elena observa l’horizon, un sourire sur le coin des lèvres. Il y avait bien longtemps que la Reine n’avait pas quitté Nexus, ni les coursives du Palais d’Ivoire, et, quand le Conseil avait suggéré de faire un voyage le long des forts maritimes bordant la côté, la Reine y avait accepté. Elle y avait vu, non seulement un moyen de sortir, mais, aussi, et c’était là sans doute encore plus intéressant, un moyen de rehausser le moral des garnisons côtières.

Puissance maritime par excellence, Nexus devait veiller à protéger son littoral des incursions de monstres, des attaques de pirates, ou encore des invasions commises par les Ashnardiens. Outre les navires flottant le long de la mer, et qui avaient pour tâche de protéger les routes maritimes, les Nexusiens avaient créé des forts maritimes, c’est-à-dire des châteaux-forts situés le long de la mer, soit sur des îles, soit sur des falaises… Comme Waterland. Avant de porter ce nom, Waterland avait été une ville, à quelques lieues de Nexus, une ville côtière, avec une partie en hauteur de la falaise, et une autre en bas, dans une gorge aquatique qui menait directement à la mer, et qui abritait le port de Waterland. Les fortifications du fort flottaient en-hauteur, visibles de loin, et Elena put les voir alors que le navire approchait. Le Ivory Pride était un imposant navire, l’un des plus importants Men o’War de la flotte nexusienne. Se composant d’un équipage d’une soixantaine de marins, il abritait une garnison de 400 soldats, et disposait de multiples canons, ainsi que de trébuchets montés sur le pont principal. Accompagné de plusieurs autres navires, le Ivory Pride approchait d’une partie de la Marine de Nexus, commandée par l’Amiral Irosoku.

La mission d’Elena consistait aussi à inspecter l’état de la flotte, et sa première rencontre officielle était donc avec Irosoku. L’Amiral devait commencer par venir sur le Ivory Pride, afin de se présenter à Elena, avant que cette dernière n’aille inspecter certains navires. Depuis le bastingage de son navire, elle pouvait voir, devant elle, les vaisseaux de l’Amiral, qui étaient sortis de Waterland, et qui mouillaient dans la large baie au pied de laquelle on trouvait cette ville.

« C’est une femme forte… Je pense qu’elle devrait vous plaire, Majesté.
 -  Tu n’es pas obligée de m’appeler ‘‘Majesté’’ quand nous sommes entre nous, Adamante, tu sais que ça m’énerve !
 -  Mais c’est peut-être justement pour ça que je le fais… » plaisanta-t-elle, en profitant pour lui caresser les cheveux.

Elena soupira, et entendit des bruits de pas dans son dos. Le Commodore Norrington, Capitaine du Ivory Pride, rejoignit les deux femmes, et se mit au garde-à-vous.

« La navette de l’Amiral Irosoku arrive, Majesté.
 -  Parfait ! Je la recevrais sur le pont…
 -  Comme vous voulez, Majesté ! »

Le Commodore courba la tête vers le bas, puis s’écarta, le dos bien raide. La Reine descendit en compagnie d’Adamante, sa robe légère accompagnant ses mouvements. Elle se rapprocha ainsi du centre du pont, face à de nombreux soldats, qui s’étaient mis au garde-à-vous. L’Amiral était le plus important rang au sein de la Marine de Nexus, et c’était un immense honneur pour ces soldats de voir, à la fois la Reine, mais aussi un Amiral.

Elena, elle, était un peu intimidée, et anxieuse. Tant de soldats autour d’elle… Ce n’était clairement pas le moment de faire une bêtise !

*Ils me respectent parce qu’ils respectaient mon père avant tout… C’est quelque chose que je ne dois surtout pas oublier.*

Dans leurs yeux brûlaient le souvenir, fort et vibrant, du Lion de Nexus. Son père avait été un Paladin respecté et infiniment respectable, et Elena, surtout en ce moment, vivait clairement dans l’ombre de ce Géant… Une autre source d’anxiété supplémentaire.

« - Sa Majesté est arrivée, Amiral. Elle vous attend sur son navire.
- Je vous remercie.

L'Officier Flamme inclina légèrement sa casquette en guise de réponse, faisant briller les insignes épinglés dessus et qui ne se comptaient plus. Il observait sa supérieure s'éloigner en direction de l'imposant bateau qui venait de jeter l'ancre dans le port et dont la carcasse immaculée semblait briller comme de l'ivoire, malgré l'horizon brouillé par les nuages. On aurait dit qu'ils couvaient un méchant orage, mais fort heureusement, aucune excursion importante en mer n'était prévue aujourd'hui. Pour une fois, leur mission se passait sur terre.
Dans un alignement parfaitement symétrique, les soldats formaient le chemin qu'empruntait Isoroku et demeuraient plus silencieux que jamais. Pour quelqu'un qui n'était pas habituée à un contexte militaire, cette ambiance paraissait forcément intimidante. Il y avait eu une époque où l'Amiral n'appréciait pas trop cela ; Elena n'était pas la première personne qui se faisait accueillir et escorter par la femme aux cheveux noirs et ses subordonnés, et au début, celle-ci faisait quelques efforts pour apaiser la tension que provoquait tant de discipline, en évitant par exemple ce mur d'hommes muets. Mais c'était avant d'accueillir des chefs d’États un peu trop désagréables, dont l'ego s'était enflé au fil des années jusqu'à atteindre la taille d'un Drakkar, et qui avaient à eux seuls mis fin aux bonnes résolutions de Chiyô.
Celle-ci espérait vivement ne pas tomber une nouvelle fois sur ce type de personnage. Aussi surprenant que cela puisse paraître pour un soldat de son rang, c'était la première fois qu'elle rencontrait la dirigeante de la Patrie qu'elle servait avec plus de vigueur chaque jour.
Bien sûr, son visage lui était familier - il trônait après tout derrière les plus récentes pièces de monnaie et dans certains des cadres qui ornaient les salles de réunions du Quartier Général. Mais le peuple n'exposait pas trop les diverses toiles, tentures, statues à l'effigie de la Reine. Le peuple n'aimait pas trop la Reine. C'était un fait dont l'Amirale ne savait trop quoi penser ; dépourvue d'un certain raisonnement intellectuel, le peuple se contentait de cracher sur sa dirigeante parce que celle-ci laissait passer textes et lois qui entamaient depuis longtemps sa popularité. Mais pour avoir une certaine connaissance du système hiérarchique et de ses ficelles - et également, il fallait bien le dire, une certaine connaissance de l'opinion publique sur les rares femmes au pouvoir dans cette contrée - Chiyô savait que c'était un peu plus complexe que cela. Elle espérait donc aussi que cette rencontre lui permette de se forger une opinion sur le sujet.

Ses talons claquant sur le bois du pont menèrent vite la belle devant la petite compagnie qui composait les personnes influentes sur ce bateau. Isoroku serra la main de Norrington d'une poignée ferme, mais amicale.

- Heureuse de vous rencontrer, Officier, salua Chiyô d'un ton neutre. Je vous remercie d'avoir mené à bon port nos invitées.

L'améthyste des yeux de l'Amiral se planta dans le lointain, observant d'épais nuages sombres se rapprocher dans l'horizon.

- Je tenais à vous faire part des prévisions de nos météorologues, qui annoncent une tempête pour aujourd'hui. Ils ne se sont pas encore prononcés au sujet de quand reprendre le large. L'Officier Flamme sera ravi de vous faire un rapport plus détaillé et de vous accueillir aux sein de nos structures si besoin est.

Ceci dit, Isoroku posa enfin son regard sur les deux compagnes, et reconnut rapidement la silhouette de la Reine, presque chétive à côté de sa gardienne. La différence de taille la surprit un peu, de même que l'apparence juvénile de Elena. Elle avait l'air si jeune, quand on connaissait la force du poids posé sur ses épaules !
La femme aux cheveux noirs s'inclina légèrement, une main gantée de blanc posée sur son cœur.

- Votre Majesté, permettez-moi de me présenter ; Amirale Isoroku, pour vous servir, vous et la noble Patrie de Nexus.

Le ton éternellement neutre de la demoiselle ne l'empêcha pas de lancer un sourire élégant à la Reine et à Adamante, lorsqu'elle releva le buste.

- Je serais votre guide durant l'inspection aujourd'hui, précisa-elle, sachant pertinemment que Elena le savait déjà - il s'agissait juste, comme d'habitude, d'un souci de formalité. J'attire votre attention sur le fait que nous serons peut-être dans l'incapacité de respecter à la lettre l'emploi du temps de votre visite, à cause de la tempête qui approche.

Il avait été en effet prévue de commencer l'inspection avec les navires encrés au port, puis de poursuivre dans l’après-midi avec un tour en mer pour aller vérifier le reste de la flotte resté en mer pour accomplir leurs diverses tâches de la journée. Mais quand on connaissait bien l'océan comme l'Amirale, on savait que tout pouvait se jouer en quelques minutes et qu'il valait mieux s'organiser correctement.

- Je vous propose donc d'aller directement inspecter de vos propres yeux nos troupes fixés en mer, tant que le climat le permet.

Avec le ton monotone de sa voix et sa carrure dressée, on aurait pu croire parler à un pantin. Rien ne semblait détourner Chiyô de son but premier, mais en même temps, elle restait extrêmement alerte et prête à satisfaire ordres et besoins provenant de la figure aristocratique en face d'elle.

La Reine fut informée de l’arrivée imminente d’une tempête, ce qui n’était pas pour la rassurer. La dernière tempête océanique dont elle se souvenait avait coûté la vie à l’ensemble de sa famille, ainsi qu’à des centaines de Nexusiens embarqués sur la flotte royale. C’était une expérience qu’elle ne tenait nullement à renouveler, et qui, en grande partie, expliquait pourquoi Elena prenait si peu la mer, et restait essentiellement à la capitale. Outre la cité-État, Nexus s’étendait en effet surtout sur la mer, comprenant de nombreux îlots et autres îles qui constituaient des colonies nexusiennes rattachées à l’État principal. Ces insulaires voyaient toutefois rarement la Reine, car Elena avait peur de la mer, et, surtout, peur des tempêtes survenant dans l’océan. Comment le lui reprocher ? Adamante le comprenait tout à fait, mais elle savait aussi que c’était problématique. Nexus restait fondamentalement une puissance maritime, et avoir une souveraine qui avait la phobie de l’eau… Ou, plutôt, des tempêtes… Bref, quand Elena apprit qu’une tempête allait arriver, elle en vint à se demander si le plus sage n’était pas d’aller voir les navires restés à quai, et d’attendre que la tempête passe. C’était elle qui déterminait son programme, mais, pour cela, il fallait en moins en parler à l’Amiral concerné, et recueillir son avis.

L’Amiral en question était une Amirale, qui arriva sur le pont. Isoroku était une femme forte et déterminée, avec une longue chevelure brune, des yeux violets assurés et fiers, et une belle tenue blanche qui lui allait comme un gant. Elle se campa face à Elena, main sur le cœur, et Elena hocha lentement la tête.

« Mes salutations, Amirale. »

Elle leur parla alors de ce qu’Elena avait entendu parler : la tempête. En conséquence de quoi, Isoroku prévoyait de modifier la visite, en commençant initialement par aller voir les navires qui se trouvaient à la mer. Aucun changement visuel n’apparut clairement sur le visage d’Elena, mais Adamante connaissait suffisamment la Reine pour discerner les signes. Elle avait légèrement cligné des yeux, ce qui indiquait que cette hypothèse la troublait. Néanmoins, elle savait qu’elle devait faire bonne figure devant l’armée. Le pouvoir militaire restait le principal soutien de la Couronne, car les soldats avaient été très impressionnés par son père, Liam Ivory… Et, de manière générale, les soldats avaient toujours tendance à être davantage patriotiques que les civils. C’était une constante qui n’était pas exclusive à Nexus, et, partant de là, les soldats se devaient d’être choyés.

La Reine savait que l’armée était encore un milieu assez sexiste, où les femmes étaient souvent mal vues, encore plus quand elles avaient de hautes responsabilités militaires. Nöly, sa mère, s’était battue contre cette discrimination, en essayant de favoriser l’accès des femmes aux fonctions supérieures. C’était à ce titre qu’elle avait abrogé plusieurs ordonnances vieilles de plusieurs siècles, et qui posaient des problèmes d’égalité entre hommes et femmes.

Elena regarda brièvement tous les soldats, puis hocha la tête.

« C’est entendu, Amirale. Partons tout de suite, alors. »

Le Commodore Norrington fit signe à ses hommes, et ces derniers se déplacèrent, afin de retirer les cordes des voiles, et de préparer le bateau. Elena, elle, rejoignit le pont de commandement. Elle portait autour des épaules un châle, destiné à la protéger du froid, et invita Iriosoku à tenir la barre.

« Je vous laisse nous guider, Amirale. »

La Reine ne doutait pas une seule seconde des compétences de l’Amirale Isoroku en la matière.

Alors que le navire recommençait à partir, contournant Waterland, et qu’Adamante voyait la nervosité d’Elena s’accroître, la Reine, pour couper court à ses interrogations, posa à l’Amirale une question :

« N’est-ce pas trop difficile… D’être une femme, je veux dire ? Au sein de l’armée… »