Elle sauta de son cheval pour inspecter la masure en ruines, et trouva à l’intérieur le spectacle navrant qu’elle y recherchait. La porte défoncée laissait s’échapper une odeur écœurante de chairs en décomposition et de cadavres en putréfaction. Une véritable odeur de morgue qui la força à se mettre un mouchoir devant le nez. D’un coup de pied, elle fit sauter le reste de la porte, et laissa un mince rayon de soleil pénétrer à l’intérieur de la sinistre bâtisse. Les cadavres étaient là, barbotant au milieu de mouches qui tourbillonnaient autour d’eux, leurs poignets encore retenus par des chaînes. Des poignets mous, des visages grimaçants et rachitiques. Ils étaient morts depuis plusieurs jours, et le sang avait coagulé. Aucune trace de sa cible, aucune trace de l’
Homme-Bête. Elle inspecta les deux corps, puis le contenu de la masure.
Les corps avaient été tailladés et ouverts à hauteur du ventre, et leurs organes s’étaient répandus sur le sol. L’Homme-Bête était un cannibale, et également un nécrophile, car les autopsies menées par les différents médecins-légistes s’étant penchés sur le sort des cadavres qu’il laissait dans son sillon étaient formels. Initialement, Cirillia avait entendu parler de rumeurs faisant état d’un monstre abominable, une sorte de gros loup, qui s’en prenait à des fermiers isolés. Étant une sorceleuse, soit une chasseuse de monstres, Ciri’ y avait vu un bon gibier à traquer, et s’était élancée sur son destrier, coupant à travers les bois, en se rapprochant ainsi de la région de Kaer Morhen.
Kaer Morhen... Le nom faisait référence à un massif château, un château qui, pendant des décennies, avait été le nerf économique de cette région, en abritant la cour du seigneur local, et en permettant un développement économique important de la région, que ce soit au niveau de l’exploitation des ressources forestières, agricoles, ou même minières. C’était un grand château bâti à partir des carrières de la région, et, pendant longtemps, les sorceleurs y avaient protégé la population locale contre les monstres. Kaer Morhen, en effet, avait été le refuge d’un ancien ordre de sorceleurs. Ces individus étaient des guerriers surhumains, bénéficiant d’un entraînement rigoureux pour devenir sorceleur, l’entraînement se terminant par des séances de mutation destinées à les améliorer. Un sorceleur était généralement un orphelin, récupéré à partir d’un ancien droit seigneurial reconnu pour les sorceleurs, le
droit de surprise. Très simplement, le sorceleur qui avait aidé des personnes à les sauver d’un problème pouvait se voir acquérir, comme dette, la filiation d’un enfant à naître. C’était une forme de mécanisme similaire à celui du chevalier prenant sous son aile un garçon de ferme pour en faire son écuyer. Ciri’ connaissait tout ça.
De fait, elle était un peu une usurpatrice. Elle n’avait jamais été formée par les sorceleurs, et s’était plus ou moins elle-même arrogé ce dernier. Contrairement aux sorceleurs, elle ne maîtrisait pas les Signes magiques, ces pouvoirs que les sorceleurs utilisaient en combat. Elle portait cependant deux lames jointes dans son dos, et disposait de réflexes surhumains, depuis qu’elle avait avalé l’âme d’un dragon, ce qui avait renforcé ses pouvoirs. Elle avait donc décidé de se considérer elle-même comme une sorceleuse, après s’être un peu renseignée sur leur histoire.
*
Il n’est plus très loin...*
L’Homme-Bête... Il y avait indéniablement quelque chose d’intelligent en lui, car il prenait le soin d’attacher ses victimes, mais, pour le reste... Les empreintes de pas qu’il laissait dans la boue étaient disproportionnées, et il déchiquetait ses proies comme un animal surexcité. On l’appelait donc ainsi, à défaut de lui trouver un autre nom. Ciri’ avait initialement pensé à un Lycan, mais, en voyant les empreintes de bas figées dans la boue de ce dernier, elle avait compris que la carrure n’était pas la bonne... Ce que l’empreinte des dents, par ailleurs, confirmait aussi. Les traces de pas indiquaient qu’il s’était enfui vers la forêt de Kaer Morhen, mais les villageois hésitaient de s’y rendre.
Kaer Morhen était un sinistre héritage du passé, un souvenir des temps anciens. Les sorceleurs avaient beaucoup souffert de la concurrence, notamment celle émanant de l’Ordre Immaculé et des ordres chevaleresques proposant exactement les mêmes services qu’eux, gratuitement. L’Ordre avait dépeint les sorceleurs comme des monstres, d’abominables mutants dont les centres de formation étaient des arènes à tuer, et leurs mutagènes des potions démoniaques. Cette propagande avait fini par payer. Il y a des années, les villageois avaient envahi Kaer Morhen, et avaient détruit le fort, massacrant beaucoup de sorceleurs, soutenus par l’armée et par les troupes ecclésiastiques de l’Ordre.
Un excellent souvenir de cette époque était un pamphlet qui avait été longtemps diffusé dans les villages, et qui avait été à l’origine du siège de Kaer Morhen, «
Monstrum ou de la description d’un sorceleur », avec des passages très explicites :
« En vérité, nul estre est plus vil que ces monstres contre nature, lesdicts sorceleurs, car ceux-cy sont le fruit d'abjectes sorcelerie et diablerie. Des vermines sans vertu, sans conscience ni scrupule, de veritables creatures desmoniaques, dont la seule faculté est d'occire. Il ne se peut trouver de place, parmi les honnestes gens, pour des estres tels que ceux-la.
Quant à Kaer Morhen, où ces infames se tapissent pour s'adoner à leurs espouvantables pratiques, il devrait estre rasé de la surface de la terre, et ses vestiges, recourverts de sel et de salpestre. »
Ciri’ se trouvait maintenant dans cette région. Le ciel était grisâtre, et il pleuvait assez régulièrement. Elle portait son pantalon en cuir et son corset, ainsi qu’un manteau censé la protéger de la pluie, et se tenait dans un petit village abandonné peu après la destruction de Kaer Morhen. Le village était trop enfoncé dans la forêt, et, sans sorceleurs pour protéger les habitants, les endriagues et autres abominations avaient régulièrement attaqué, frappant notamment les scieries du village, qui étaient la principale source de revenus. Ils étaient donc partis.
Une chose était sûre : l’Homme-Bête se trouvait bien ici. Ciri’ retournait vers son cheval, qui était relativement nerveux.
*
Il faut sûrement que je remonte jusqu’à Kaer Morhen…*
Le fort était très éloigné d’ici, et la nuit approchait... Cependant, Ciri’ se voyait mal dormir à côté de cadavres. Son plan était donc de grimper le long de son cheval, et de rejoindre une cabane plus loin. La nuit, les grands prédateurs étaient de sortie, et il valait mieux ne pas être là quand ils débarquaient.