Bras croisés, Lancélion la regardait faire. Le duo se trouvait au centre du Palais d’Ivoire, sans savoir que, depuis une fenêtre, Elena les observait. La réception était terminée, et la vie au Palais retrouvait son déroulement normal.
« Elle a encore du progrès à faire, nota Adamante en voyant une flèche se loger bien à côté de la cible.
- Oui... » répliqua distraitement Elena.
Adamante la regarda légèrement, sans rien dire. Elle connaissait suffisamment bien Elena pour savoir que cette dernière en voulait à Jamiël de ne pas lui avoir dit à quel point sa transformation avait été terrible. La magicienne savait qu’elle encaissait une partie de sa rancœur, car elle avait toujours veillé sur elle, et, étant plus âgée qu’elle, mais aussi externe à ce sortilège, elle en conservait un meilleur souvenir, son esprit n’ayant pas cherché à le refouler. Il était notable que la Reine lui en voulait : elle évitait de croiser son regard. Elle retourna s’asseoir derrière son bureau, devant différents papiers. Elle devait signer plusieurs décrets rendus en Conseil. Il s’agissait d’arrêtés sans grande importance. Il y en avait un portant sur la réglementation applicable à la pêche de loisir des espèces dont la pêche professionnelle est soumise à imposition, ainsi que différents arrêtés fixant le nombre de places disponibles pour certains postes de la fonction publique. Elle les lisait silencieusement, avant d’user de sa plume pour écrire proprement son nom, dans un silence assez pesant.
La magicienne finit par soupirer, puis reporta son attention sur la fenêtre. Jamiël s’était chargée de l’enseignement magique d’O’kaya. Elle n’avait toujours pas indiqué explicitement qu’elle croyait à la prophétie des Immortels, mais elle admettait volontiers qu’O’kaya avait un pouvoir magique étrange. Faute de lui avoir trouvé un autre nom, Jamiël l’appelait pour le moment « l’Écho », car il amenait O’kaya à avoir des visions du passé des autres, notamment des souvenirs marquants. Il était probable que le souvenir qu’O’kaya avait eu venait de Jamiël, car le souvenir de la fille de Nöly hantée par un monstre démoniaque l’avait profondément marqué, et avait justifié bien des choses entre elle et Ronald Langley, notamment le profond remaniement et l’encadrement très strict que Langley appliquait au sein du personnel officiant au sein du Palais d’Ivoire.
O’kaya continuait à décocher ses flèches, Lancélion lui parlant pour lui donner des conseils. Il était plutôt mignon, et Adamante lui avait déjà fait l’amour. Cependant, elle n’irait jamais l’avouer à qui que ce soit.
« Est-ce que tu penses que je suis un monstre ? » demanda alors Elena en reposant son encrier.
Surprise, Adamante se retourna, et put voir une profonde détresse dans les yeux de la Reine.
« Un monstre ? répéta Adamante. Elena…
- Ça me torture ! Et si j’étais encore sous la possession de ce démon ? Et si... Et si mon âme n’était qu’une noirceur profonde ? »
Elle se prit la tête entre ses mains, et Adamante se rapprocha d’elle, et tendit ses bras, prenant Elena contre elle, la tête de la Reine allant s’enfouir dans le creux de ses seins. Avec une main, elle lui caressait tendrement les cheveux.
« Tu es une femme qui a du cœur, Elena. Tu as hérité de toute la gentillesse de ta mère. Si tes parents te voyaient, ils seraient fiers de toi, car tu es leur digne héritière. Je ne connais aucune femme plus généreuse que toi. Tu t’inquiètes sans arrêt du sort des Terranides, et tu rêves de rendre cette société plus juste, plus droite, de concilier les intérêts de groupes qui sont opposés entre eux. Tu réagis comme une Reine devrait le faire, en pensant à l’intérêt souverain de la Nation, en refusant de favoriser tel ou tel intérêt privé en pensant, avec l’hypocrisie qui sied à bien des dirigeants, que l’intérêt public se contente d’une capitalisation d’intérêts privés et individualistes. »
Elena releva la tête, en souriant légèrement, un sourire fugace sur ses lèvres :
« Je ne te savais pas politicienne..., plaisanta-t-elle.
- Je suis une magicienne. C’est une conséquence naturelle de ma fonction. »
Elena lui sourit à nouveau, retournant ensuite enfouir sa tête contre ses seins. Elle les trouvait confortables, et ferma les yeux. Adamante savait que, chez Elena, ce geste était innocent, mais, chez elle, elle rougissait de plus en plus quand Elena se frottait ainsi contre son corps. La Reine avait pris l’habitude de dormir sur ses seins, car ils étaient très confortables, formant comme deux petits oreillers.
« Désolée Adamante, c’est juste que... Tout ça me dépasse un peu... Ces magies, ces histoires de prophétie...
- Je sais, Elena... C’est une histoire de fous, ce qui nous tombe dessus, hein ? »
Elena ne l’aurait pas dit autrement. Une véritable histoire démente, mais à laquelle elles ne pouvaient pas échapper.
De son côté, Lancélion continuait à former O’kaya sur sa posture, et sur l’importance qu’il y avait à bien contrôler sa respiration, et à lutter contre les infimes tremblements nerveux qui parcouraient les doigts. L’un de ses exercices pour maîtriser mieux sa tension nerveuse était des jeux d’adresse, consistant à glisser une main au milieu d’un jeu de cordes. Les cordes étaient très proches des doigts, et, si les doigts remuaient, les cordes tombaient. L’idée était ainsi d’apprendre à limiter autant que possible ces tremblements, ce qui passait notamment par une bonne régulation de la respiration.
« Si tu te concentres trop sur ta visée, tu en oublies de contrôler tes mains, et le résultat, prévisible, est que ta flèche se mange le mur. Certains archers s’amusent à dire qu’ils visent avec leurs mains et avec leur cœur. C’est une image, certes, mais qui transcrit une certaine réalité : il faut tenir compte de tout son corps pour réussir un bon tir. Ceci passe notamment par une bonne position des jambes. L’exercice est encore plus difficile quand on porte un arc lourd et grand comme le tien. »
Le Rosenbogen était indéniablement une belle mécanique. Les armes entreposées dans la galerie d’armes de la Reine étaient de toute façon des armes très réussies, prestigieuses, belles, élégantes, et puissantes. Lancélion la laissa encore décocher quelques coups supplémentaires, avant d’arrêter l’entraînement.
« Tu vas avoir droit à ton exercice de méditation avec Jamiël, maintenant... Tu fais des progrès, O’kaya, c’est plutôt positif. »
Lancélion aurait pu prendre le Rosenbogen pour aider la Terranide, par pure galanterie, mais il avait déchanté à la fin de la première leçon. Quand il avait attrapé l’arc, il était devenu aussi lourd qu’un bloc de béton, et il avait été incapable de le soulever. C’en était presque vexant, mais il avait fait avec, et la laissait donc seule avec son arc magique. Un arc qui était plus grand qu’elle.
Il n’y avait bien que les elfes pour faire ça.