Pour peu qu'on sache par quel bout les mener, les cannibales étaient très hospitaliers. Bien sûr, ils avaient aussi essayé de manger Amphitrite de prime abord... Tels des rustres, ils lui étaient tombés dessus de façon aussi incongrue qu'une bronchite tombe sur le système respiratoire d'un fumeur, et lui avaient fait le même coup qu'à Vine. Il fallait bien les comprendre, il fallait bien qu'ils mangent, les pauvres... Toutefois, en voyant que les cheveux de l'apparente jeune femme qu'ils avaient devant eux ne blanchissaient pas d'effrois, ou, à tout le moins, n'étaient pas comme des cheveux lambda ni comme n'importe quel autre scalp de leur collection, ils s'étaient méfié... Mais pas assez. Ils l'ont tout de même faite prisonnière et ont essayé de la cuire. Quand, au bout de trois bonnes heures, ils se rendirent compte qu'ils n'arriveraient jamais à allumer un feu sous la broche (et oui, les cheveux de la déesse coulaient en permanence), ils rendirent les armes et c'est sous leurs yeux ébahis que la déesse se détacha d'un claquement de doigts de la perche sur laquelle on l'avait ficelée comme un cochon. Ou une truie, en l'occurrence. Ne lui manquait que la pomme dans la bouche. Ils avaient bien pensé à lui coller un ananas dans le derrière mais... Non, ça elle n'avait pas voulu l'endurer et avait effacé cette idée de leurs pensées. Il y a des limites, quand même. En l'occurrence, des ananas dans le cul, c'était le châtiment quotidien que Satan infligeait à Hitler. Déguisé en soubrette. Si. Mais revenons-en à nos cannibales.
Lorsqu'ils virent la nymphe se libérer de sa prison de fortune, ils se dirent, enfin, que quelque chose n'était pas tout à fait clair avec cette morue. Des êtres aux pouvoirs surnaturels, ils en avaient vus plein, qu'ils combattaient avec leurs propres armes et leurs propres pièges, mais généralement, ces gens n'avaient qu'une capacité, pas deux, ou plus. De fil en aiguille, une chose en entraînant une autre... Amphitrite retrouva sa place de déité, et par tous les Dieux (et surtout elle-même), ce que c'était bon que d'être adorée à nouveau ! Une jolie couronne de fleurs lui fut proposée mais... Elle la refusa. En place et lieu, un artisan, ou ce qui s'en approchait le plus, lui en tailla une, très grossièrement, en corail et la décora de perles. Là, Amphitrite était satisfaite. Des fleurs... Non mais sérieusement, elle avait la gueule de Demeter ? Quoiqu'il en soit, avec sa jolie couronne sur la tête, le moins qu'on puisse dire était que la déesse profitait. On la nourrissait de fruits, à défaut de viande, et d'algues... Non, elle ne mangeait pas d'algues. Ni de fruits, d'ailleurs. Elle n'avait pas besoin de manger, mais consommait volontiers un peu de nectar ou d'ambroisie à l'occasion... Et puis elle avait fini par s'ennuyer. Et oui, deux jours, pfiou, c'est long. En fait, elle s'apprêtait à prendre la poudre d'escampette quand une vigie avait déclaré le branle-bas de combat. Chaloupe en vue. Ah, ça devenait intéressant. Donc elle était restée, avait assisté à leur énième messe ou elle ne savait trop quoi, et attendait maintenant, assise en tailleur, bien sagement, qu'on lui ramène un peu de distraction, même si ladite distraction devait être éphémère puisque destinée à la graille. Bon. Cinq minutes, dix minutes, un quart d'heure, vingt minutes... C'est pas comme si c'était une capitale, l'île sur laquelle ils étaient ! Lasse d'attendre, la déesse délia ses jambes et décida d'aller chercher le ou la nouvel(le) arrivant(e) elle-même. Quand elle se leva, les cannibales retinrent leur souffle de concert... Ce qui fit soupirer leur déité, qui leva les yeux au ciel et disparut dans la forêt dense.
On pourrait croire qu'une déesse de la mer, c'est classe, ça a de la gueule, du charisme... Et ben laissez-moi vous dire que sur la terre ferme, avec une espèce de grand chapeau en corail dans la jungle, avec des lianes et tout, et ben c'est autant la lose que n'importe qui. La couronne en joli corail avec des perles ? Elle avait fini au tas en moins de cinq minutes. Et en moins de cinq minutes, Amphitrite avait déjà regretté d'être partie. Trop de feuilles, trop de moustiques (bien qu'ils ne la piquaient pas vu qu'elle n'était pas sanguine à proprement parler), trop de tout... Elle commençait à s'énerver de galérer entre les lianes quand elle tomba, littéralement, sur les cadavres.
- Tiens, v'là autre chose...
A quatre pattes au-dessus du corps mort de l'un des cannibales, elle fera les yeux et poussa un profond soupir. On lui cassait ses jouets. Soit. Puisque c'était comme ça, elle allait aussi casser les jouets de la personne qui lui cassait les siens. Ou ses genoux, puisqu'elle doutait que cette personne avait emporté de quoi jouer dans sa chaloupe. Avec désinvolture, Amphitrite se remit sur pieds, essuya grossièrement ses propres genoux et ses mains tâchées de sang et se mit en route. Plutôt facile quand on savait faire autant de trucs qu'elle. Elle pouvait soit suivre le fuyard à l'odeur que lui charriait l'air marin, et justement, à l'odeur, elle pouvait déterminer que c'était un mâle ou une femelle particulièrement virile, soit suivre bêtement les traces de pas et de branches brisées qui n'étaient pas les siennes. Un jeu d'enfant, auquel s'adonna la déesse avec une flemme évidente. Lassée des feuilles, elle ne prenait plus la peine de les écarter manuellement, et les poussait à s'écarter d'elles-mêmes, parce qu'elle le voulait, tout simplement. Évitant ainsi tous les désagréments de son environnement, elle n'eut aucun mal à rattraper le fuyard, dont elle aperçut assez rapidement le dos. Dans sa main, un fouet d'eau se forma au moment où ses lèvres s'étiraient d'un petit sourire un rien sadique... Une détente de son bras, et le lien s'élançait vers la cheville de Vine, se congelait à son contact, l'emprisonnant ainsi, Amphitrite n'ayant plus qu'à tirer d'un coup sec pour le faire s'étaler de tout son long, et de tirer pour remonter sa prise. Quand celle-ci fut à ses pieds, elle posa l'un de ses délicats petits petons sur le torse de l'intrus et y appuya avec une étonnante brutalité.
- Alors on s'amuse bien ? Ça t'ennuie pas de génocider un peuple à la culture unique sous le prétexte qu'il veut te bouffer? Abnégation, ça te parle?
Diantre... Était-ce vraiment elle qui avait dit cela ? Oui, il semblerait... Eleanor, es-tu là ?