Naoya connaissait bien le système défensif de Mirumasa-jo. Ce bastion était défendu par une véritable petite armée, mais tout fort avait ses faiblesses. C’était une chose que l’homme avait appris lors de ses études universitaires en sciences politiques à Paris, dans l’arrogante Occident. Quand Naoya était parti du Japon, il était un jeune homme croyant fermement aux traditions et aux valeurs sacrés du confucianisme, notamment l’importance du travail. En Occident, il avait découvert les vraies réalités de ce monde. Il avait étudié Machiavel et ses théories finalistes, sa conception pragmatique au possible du pouvoir politique, conçu comme détaché de toute pseudo-ambition morale. Il avait étudié Marx et la conception marxiste des libertés, une vision réaliste. Et, surtout, il avait lu La Fontaine, dont les fables étaient criantes de vérité. Son œuvre préférée, qu’il conservait à sa table de chevet, était ainsi un recueil de La Fontaine. Sa fiancée était enceinte de lui, et il comptait bien lire chaque soir à son enfant des fables de La Fontaine, plutôt que toutes ces conneries nippones, cette prétendue sagesse spiritualiste qui n’était que du flan. Sa fable préférée, indéniablement, était
Les Animaux malades de la peste, dont la chute finale, deux vers célèbres, avaient été le déclic lui permettant d’envisager le monde sous une autre perspective :
« Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. »
Tout était dit en seulement deux lignes. N’était-ce pas du génie ? Naoya avait compris, en Occident, une chose simple. Le travail, une valeur fondamentale ? Foutaises. Voyez ceux qui triment d’arrache-pied, ceux qui bossent la nuit, dorment peu, voyez ces ouvriers massacrés qui bossent dans des usines de textiles en Chine. Sont-ils puissants ? Bien sûr que non. Le monde, tout simplement, n’était pas un monde de valeurs, de traditions, un monde où les bons étaient récompensés, et les méchants punis. C’était un monde de requins, un monde de loups. Naoya avait lu Hobbes aussi. Il s’était imprégné de la philosophie occidentale, selon laquelle le monde ne comprend que deux catégories de personnes : les esclaves, et les dominateurs. Les noms ont changé avec les époques, mais ce sont toujours les mêmes qu’on retrouve : celui qui bosse, et celui qui n’en fout pas une, vit dans de luxueux palais, et prétend s’intéresser au bien commun. Naoya avait compris que tout n’était qu’illusions, que la démocratie et ses promesses d’égalité n’était qu’un mythe, une fable, un mensonge. Il avait compris que, dans le monde, la seule chose qui importait, c’était de se faire respecter par les autres. Et le respect n’est du qu’à ceux qui ont du pouvoir. Les moins-que-rien, les vauriens, n’ont aucun avenir. Et, dans un monde marqué par le capitalisme et par la mondialisation, celui qui a du pouvoir, c’est celui qui a du fric.
La logique était imparable. L’argent vous ouvrait les portes à tout. Dès que vous aviez un smoking, une bonne allure, et des liasses de billets, tout le monde vous souriait. Les banquiers qui vous voyaient comme un bouseux vous ouvraient grand leurs portes, avec leurs sourires plastiqués. Naoya en était arrivé à la savante conclusion que, pour offrir à sa future femme, qu’il aimait, et à leurs ribambelles d’enfants, il lui fallait de l’argent. Tout le reste n’était qu’illusoire, de simples mensonges. Et l’argent, on n’en obtenait pas en travaillant comme fonctionnaire. L’argent, on l’obtenait en travaillant pour ceux qui en avaient : le crime organisé. Soit les Yakuzas, pour lui. Et, parmi les différents Yakuzas de Seikusu, le clan qui payait le plus était celui des Guramu. Tout était logique et pragmatique chez Naoya. Il ne faisait rien au hasard, dissociant parfaitement vie privée et vie publique.
Agis comme un requin face aux autres, et comme un dauphin face aux proches. C’était beau. Il aurait pu être poète, si ça rapportait de l’argent.
Naoya travaillait donc pour l’un des clans les plus puissants de Seikusu, et les moins recommandables. Les Guramu étaient réalistes. Quand on avait cessé de respecter la loi, pourquoi fallait-il respecter d’autres normes ? Les Guramu ne respectaient qu’une chose : le profit. Ils graissaient la patte de tout le monde. Ceux qu’ils ne pouvaient pas corrompre, ils les menaçaient. Ceux qui continuaient à leur tenir tête, ils les tuaient. Simple, rapide, efficace. Ils trempaient dans tout, absolument tout : les putes, la drogue, la contrebande, les voitures volées, les braquages... Même dans le trafic de bouffe ! C’était ça, la mafia, un cancer purulent qui s’insinuait dans toutes les strates de la société. C’était une autre des leçons apprises en Occident : si personne ne parlait de la mafia, c’était, soit parce qu’elle était inexistante, soit parce qu’elle était suffisamment puissante pour que personne ne s’y intéresse.
Au sein des Guramu, Naoya gagnait bien sa vie. Il était
Kyodai, ce qui revenait à dire qu’il avait quand même une certaine importance. Naoya avait toutefois compris quelque chose avec le pouvoir : plus on en a, plus on en veut. Mais progresser au sein des Guramu était difficile. Les Yakuzas étaient de plus en plus méfiants, et Naoya avait toujours besoin d’argent. Il venait récemment d’acheter une très belle maison, et avait besoin de rembourser rapidement ses dettes contractées. Les Guramu avaient refusé de l’aider, mais des individus avaient été au courant de ses problèmes financiers. Des individus puissants, qui lui avaient fait, comme le dirait un Européen, une offre qu’on ne pouvait pas refuser. Concrètement, sa tâche avait consisté à fournir des informations très précises sur Muramasa-jo. Il ignorait pour qui il travaillait, mais pensait qu’il s’agissait sûrement des Russes. Une mafia russe cherchait à s’implanter à Seikusu, et les Russes n’étaient pas connus pour faire dans la dentelle. Il avait du leur fournir des plans précis, des informations. Il n’avait eu aucun scrupule à le faire : il rejoignait le plus généreux.
«
Sale temps, hein ? lui demanda un garde sous son équipe, Kin.
-
Ouais... Où sont Homare et Daisuke ? -
Ils font une patrouille avec Kobe dans le Secteur 4. »
Dans son oreille, Naoya avait une petite oreillette, qu’un vendeur de pizzas lui avait offert dans la pizza qu’il tenait entre les mains. Les informations étaient transmises à un appartement éloigné, et un commando allait discrètement se débarrasser d’Homare, de Daisuke, et de Kobe, ce gros clébard de merde qui avait pissé sur ses souliers. Il lui revenait de supprimer Kin. Son groupe surveillait l’un des accès au parking souterrain. Ils étaient sous les murs de Muramasa-jo, sur une route privée.
«
Sympa, la pizza ! Ma femme adore me faire des nouilles et des fruits de mer, mais, parfois, un peu de nourriture occidentale, ça ne fait pas de mal ! -
C’est une quatre fromages ! -
Oh, tu me gâtes, Naoya ! s’exclama l’homme, avant de regarder le sentier par où Homare et Daisuke étaient partis.
-
Allez, va dans la salle de repos du parking, je vais aller les chercher. -
T’es un chic type ! »
L’homme prit la boîte en carton, et se retourna, marchant vers la petite porte à droite du portail, menant au parking. Sans la moindre hésitation, Noaya sortit son pistolet, une arme équipée d’un silencieux, et fit feu.
PLOP ! PLOP ! Comme dans un curieux film, les balles sifflèrent, atteignant l’homme à la tête. Kin s’écroula sur le sol sans un bruit, et Naoya rangea son flingue, puis récupéra la pizza. Il ouvrit alors la porte du parking. Le parking souterrain comprenait plusieurs niveaux, mais il restait encore des gardes au sous-sol, dans la loge du gardien, susceptibles de donner l’alerte. Naoya s’approcha d’eux, avec son long manteau pour le protéger de la pluie.
«
J’apporte la pizza ! »
Ils étaient cinq ou six. Et lui, ce n’était pas Chuck Norris. Fort heureusement, la pizza comprenait une petite sauce qui produirait son effet. Il n’aurait alors qu’à abattre les éventuels récalcitrants. Après ça, il serait riche.
*
* *
Il pleuvait de plus en plus fort. Nathan grogna de mécontentement. Il faisait souvent bon à Seikusu, mais, quand le Ciel décidait de faire chier, il mettait le sérieux. Dehors, il regarda les lourds nuages noirs en haut. Ce n’était vraiment pas un très beau temps. A donner envie à un dépressif de passer directement à la case «
Je-saute-du-pont ». Nathan s’avançait le long des terrasses, traversant parfois quelques couloirs discrets, et continua à marcher. Ce n’était vraiment pas une belle soirée. L’homme se faisait royalement chier, d’autant plus qu’il avait la gorge de plus en plus sèche. Mais il savait que, s’il risquait de boire de l’alcool, il avait toutes les chances de finir bourré. Et, vu qu’il y avait toute la crème de la ville dans le château, il valait mieux éviter ce spectacle navrant.
Nathan continuait donc à marcher, et rejoignit une autre partie, près d’un point d’observation. Il avança. Rien d’anormal à signaler. Le policier longeait des pièces, entendant un air de Mozart à l’intérieur. Un grand classique du piano : la sonate n°11 en A, 3
ème mouvement. Le regard de Nathan se porta cependant sur une femme se trouvant près de la rambarde, d’où on avait une vue sur toute la ville. Elle était penchée de l’autre côté, et il s’approcha lentement. Nathan portait, comme l’exigeait le protocole d’une telle soirée, un long costume noir. Il vit alors la femme se retourner, et tomber sur le sol, à genoux, buvant un verre d’eau. Elle était plutôt belle, et semblait jeune. Rien qu’à voir sa tête pâle, il comprit qu’elle devait avoir un léger problème.
«
Madame ? lui demanda Nathan en se rapprochant rapidement.
Est-ce que vous vous sentez bien ? »
Une question stupide, mais qui était généralement celle qu’on posait dans ce genre de situations.
«
Je fais partie de la sécurité », précisa rapidement Nathan, ce qui, dans le fond, n’était pas faux.
Vue de près, cette jeune femme était encore plus belle.