Le marché de la place publique de Nexus était aussi animé que d'habitude. Il y avait les gens de passage, qui hésitaient devant les promesses d'objets rares. Les gens de la ville qui faisaient leurs courses. Les aventuriers venus vendre des artefacts anciens. Et les gens comme Ryuka. C'est une catégorie à part, des personnes qui parfois vendent, parfois achètent mais dont l'image est indissociable du marché car on ne semble les voir que là-bas.
Habillée d'une de ses tenues favorites, courte comme il faut, se résumant à un bustier de cuir et une jupe très courte, Ryuka avançait d'un pas joyeux entre les rayonnages. Les malchanceux qui la percutaient avaient l'impression de croiser un mur de brique et les habitués ne faisaient plus très attention à elle : la dragonne pouvait passer des heures à flairer des rayonnages sans acheter. Carrément incrustée dans le décor, elle portait un collier d'esclave prêté par sa cuisinière. Ce n'est pas qu'elle voulait se faire passer pour une esclave, c'est qu'elle espérait que quelqu'un serait assez stupide pour la maltraiter.
Elle arriva à destination : le marchand d'épices. Elle sortit une feuille repliée en quatre de son bustier et la lui tendit avec le sourire. Le gros bonhomme habillé dans une tenue rehaussée d'or et aux doigts alourdis de bagues eut pour elle le sourire convenu d'un maître envers une esclave bien disposée. Le sourire resta en place mais se crispa au fur et à mesure de la lecture de la feuille.
"Vous n'avez pas tout ça?"
"Heu... Si... mais la quantité..."
"Ben il y a ce qu'il faut ici non?"
"C'est ma marchandise du mois que vous voulez?"
"J'ai la tête de quelqu'un qui va retourner chez son maître pour lui poser les questions d'un petit, misérable, ridicule et imprévoyant vendeur?"
Elle se pencha en avant en ayant un de ses sourires carnivores. Il y eut des petits sifflets à sa droite et des commentaires guillerets mais le vendeur lui perdait de sa superbe. Il avait l'impression que son étal était la seule chose qui le séparait d'une rencontre fortuite avec son créateur. La vue sur le décolleté était un détail. Le regard dont les pupilles viraient au rouge était une promesse d'abîme sans fin qu'il ne pensait pas croiser sur cette terre. Du moins pas de son vivant. Il avait entendu parler d'une esclave extrêmement brutale qui, pour le bon plaisir de son maître, massacrait toutes les personnes qui l'empêchait de dépenser son argent comme bon lui semblait. Il pensait que c'était un fantasme de vendeur ne pouvant écouler sa marchandise mais la réalité avait une sale tendance à rattraper la fiction ce matin.
Les commentaires à la droite de Ryuka devenaient de plus en plus crus. La dragonne ayant sa fierté se redressa doucement, prêtant d'abord le profil à ces personnes bien mal élevées. Puis, tout doucement, elle pivota la tête, souriant toujours. Les rires augmentèrent une fois qu'ils eurent l'attention et il y eut même des demandes à ce qu'elle s'approche. Mais elle restait immobile, toujours souriante. Ces humains, vraiment...
Cela faisait au moins une minute à présent qu'elle était totalement immobile et les joyeux lurons sentaient qu'il y avait un problème. Les terranides ne fixaient pas des humains de cette façon, souriant en permanence. Ils sentaient qu'il y avait autre chose, comme si elle ne les voyait pas comme des personnes. Quand elle passa doucement une langue longue et épaisse sur ses dents pointus, le silence fut total de leur part et la vie semblait reprendre tout autour. Les autres vendeurs ne voulaient pas avoir l'impression de s'intéresser à ce qu'il se passait et semblaient trouver fascinant le contenu de leurs étals à viande et épices. Le regard de braise restait fixé sur le groupe d'humains, ne se fixant sur personne en particulier, ne voyant qu'une globalité. Une cible.
Soudain, elle fit un pas en avant. Rapide, brutal, à tel point que la poussière se souleva à ses pieds. Poussant un cri étouffé, les trois bonhommes sautèrent en arrière et toutes les personnes aux alentours jetèrent soudain un regard vers l'endroit. Tout en reculant un peu. Ils étaient soudain les personnes les plus seules de Nexus. Le regard restait fixe et la position stationnaire. Tout ce qui avait changé, c'était la main droite. Se fermant et s'ouvrant, on percevait des craquements sinistres et les muscles jouant sous la peau étaient impressionnants, bien plus que ce qu'on pouvait s'attendre d'une fille de cette taille. Lentement, elle commença à pivoter vers eux et ce fut le signal de la débandade.
Personne n'osa rire et Ryuka trouva ça dommage. A ses yeux c'était une bonne blague, cette intimidation ridicule. Elle ignorait comment, mais quand elle se lâchait comme ça les humains percevaient involontairement le dragon derrière l'apparence et ils avaient un petit bouton nommé "peur primaire" dans leur cerveau qui se faisait titiller par un Parkinsonien en phase terminal. Elle revint vers son vendeur d'épices en mode "sourire de circonstance", sortant un diamant de la taille d'un pouce de sa ceinture.
"Voila pour les frais. Le spectacle était gratuit. Je viendrais plus tard pour la marchandise..."
Sans plus de cérémonie, elle fit demi-tour et alla jeter un oeil en quête d'un produit rare au cas où.