Cela faisait bien longtemps que Diane n’avait entendu un rire éclater près de son oreille, si proche d’elle, pour elle. Habituée depuis quelques années déjà à ce que les charmantes voisines toujours prêtes à s’échanger un sucre ou un peu de farine, à commérer entre elles avec plaisir et légèreté l’ignore, la jeune femme n’y prenait plus garde. Dire qu’au tout début, cela ne l’avait pas légèrement affectée aurait été mentir. Elle avait naïvement espéré qu’Eric puisse sympathiser avec les enfants du voisinage, mais lorsque la veuve un peu bizarre du troisième venait les aborder pour leur montrer un petit garçon qui n’existait pas, nombre d’entre eux partaient pleurer de peur dans les jupes de leurs mères. Et une maîtresse de maison, et de famille, ne laisse jamais rien au hasard lorsqu’il s’agit de son enfant. Il était alors facile de rapporter l’incident à son époux, aux gens du voisinage, à l’immeuble tout entier. Aux autres. C’est si évident de répéter, de laisser les mots dépasser sa pensée, de permettre au cœur de s’exprimer alors que seul les faits réels et avérés devraient avoir leur place dans une discussion pareille. Si aisé de faire tomber quelqu’un sur des exagérations, sur des malentendus.
Et même si Diane avait bien rêvé son enfant, à cette époque-là, la jeune femme n’avait pas totalement conscience de ses troubles, voire pas du tout. Aussi, se voir rejetés elle et Eric avait été difficile à vivre. Les déménagements, nombreux. La rumeur, qui la suivait comme son ombre. L’immigration sur Terra, qui avait été la seule solution. Diane revoyait tout cela en un rien de temps, dans le rire non retenu de l’étrangère en face d’elle. Elle y lisait la peur des enfants qu’elle avait côtoyés, le dégoût dans le regard d’une mère qui pensait immédiatement au pire, parce que c’est le plus raisonnable lorsque l’on souhaite protéger le fruit de sa chair. Sans doute Diane aurait-elle fait de même, aussi était-il assez malvenu de leur jeter la pierre, tous autant qu’ils étaient. Dès lors que la jeune femme avait su percevoir avec une certaine lucidité sa différence, rien qu’un instant, alors elle avait été totalement libre. Les citriques, les regards réprobateurs ou remplis de pitié ne faisaient que l’effleurer sans jamais percer le rempart de sa peau laiteuse. Il n’empêche que l’on s’habitue, même lorsque tout vous indiffère. Une femme ne peut rester totalement inerte devant la huée et les moqueries, tout comme Diane ne demeurait pas si distante que cela lorsqu’on lui mettait en évidence ce qui n’allait pas chez elle. Sentir ce en quoi elle croyait plus qu’en la vie ainsi rabaissé à une simple existence d’hallucination, de rêve éveillé ou de délire, que sais-je encore ! n’était pas des plus accommodants. Si elle ne le montrait jamais, Diane avait toujours ce pincement au cœur qui vous signale que quelque chose, quelque part en vous, souffre.
Lui rire au nez de façon naturelle, sans reproche camouflé, c’était une première. D’autant plus que Diane n’avait strictement aucune idée de ce qui avait pu motiver cet éclat d’hilarité. Tentant, le plus sérieusement du monde, de se souvenir de ce qu’elle venait de dire ou faire, la jeune maman ne trouvait rien dans son esprit qui l’aiguillonne vers une réponse plausible. Mais celle qui était manifestement la grande sœur de la réplique miniature en fauteuil, ou plutôt bolide, roulant, l’éclaira. Du moins, il était logique que ce soit à cause de cela. Diane lui répondit donc, là encore avec un sérieux et un aplomb on ne peut plus réels. Sourire juste pour sourire ? Pas vraiment son genre. Et puis, l’air sombre et impassible lui allait bien mieux, avec ce visage de poupée figée dans le temps qu’il lui offrait.
- Ah, oui. C’est d’une banalité affligeante, en effet. C’est le genre d’affirmation qui pourrait correspondre à toute bizarrerie, ce que tout le monde a plus ou moins. L’intérêt réside cependant dans le comment, et non pas dans le quoi. J’aimerais bien savoir ton comment, je me fiche du quoi.
C’était tout naturellement que les mots lui étaient venus à la bouche, formés par ses cordes vocales sans passer par la case « cerveau », ou du moins pas de manière efficace. Il fallait bien être un peu timbrée pour sortir ce genre de choses qui n’avaient sans doute ni queue ni tête. Effarant comme Diane pouvait sortir des conneries à la demande, sans même sans rendre compte et -pire-, en le pensant sincèrement ! Car oui, cette histoire de comment et de quoi était réellement quelque chose qui pouvait attirer son attention. Tout comme son regard n’était retenu que par de rares personnes, sa curiosité n’avait d’égales que son impolitesse et sa spontanéité, c’est dire à quel point Diane Foss aimait à savoir, comprendre ce qui l’avait inconsciemment interpellée.
Le livre. Enfin non, ce n’était pas cela la source de son intérêt. Mais maintenant qu’elle le disait, le livre. Diane détacha aussitôt son regard des deux sœurs pour examiner sous toutes les coutures son bien précieux, passant des doigts fins, délicats et presque amoureux sur une reliure tout aussi fragile que les articulations de sa propriétaire. Qui, soit dit en passant, détestait la finesse de ses membres si cassants et noueux. Mais ici n’est pas le sujet, et Diane faisait simplement une inspection très rapide des dégâts supplémentaires que son précieux protégé avait pu recevoir. C’était, pendant quelques instants, comme si le monde extérieur n’avait plus eu aucune importance. Comme si Diane se fichait bien de s’être faite renversée, de la douce beauté de la jeune fille qui l’avait fait, de sa sœur au rire si clinquant et surprenant. Là, c’était l’univers des pages noircies de mots, de sens, de ces morceaux de papier qui recèlent, si l’on veut bien les trouver, des trésors innombrables et au moins autant de mystères bien camouflés derrière une périphrase, une comparaison, un ton un peu cynique ou ironique. Soufflant doucement sur une page légèrement cornée, comme pour lui envoyer ses vœux de prompt rétablissement, Diane ne releva pas le menton pour répondre, si bien que ses dires se perdirent en direction du sol. Etant donné que plus rien n’existait pour Diane que le problème principal, sa capacité à avoir un point de vue global étant assez limité, s’adresser à quelqu’un était le cadet de ses soucis.
- Il survivra, du moins je pense. Par contre, je ne peux décemment pas aller demander de l’échanger maintenant. C’est de ma faute s’il est abîmé, à présent.
Ayant l’air un peu bizarre, Diane ne remarqua pas que son interlocutrice l’était aussi. Dommage, car sans doute aurait-elle aimé remarquer la crispation de ses mains, la tension qui apparaissait miraculeusement dans ses muscles en quelques secondes à peine, comme si quelque chose l’avait surprise, effrayée, dérangée. Alors, Diane n’aurait peut-être pas réagit comme cela par la suite. Nous ne le saurons jamais réellement tant elle peut être imprévisible, mais sûrement se serait-elle abstenue de toute parole supplémentaire, admirant avec une curiosité mêlée d’avidité ce visage un peu transformé, où tant de choses semblaient pouvoir naître. Mais somme toute, la jeune femme se contenta de soupirer lentement et profondément, rangeant ce précieux livre dans le petit sac besace terne qui flottait dans le creux de ses reins, alors invisible aux yeux de ses interlocutrices, mais à présent tourné vers l’avant afin qu’elle puisse mettre en sécurité son bien.
- Tant pis, je le garderai comme ça. Tous mes livres ont une histoire, celui-ci sera celle de la jeune fille qui m’est rentrée dedans.
Un regard attendri se posa sur celle qui se dénommait Yulia sans que la propriétaire des yeux bruns ne le sache encore. Elle la trouvait vraiment jolie, cette petite. Sans doute, à l’époque, aurait-elle pu croire qu’Eric et elle seraient devenus amis. Mais aujourd’hui, Diane avait jeté ses illusions derrière son épaule et avait décidé de s’en défaire aussi facilement qu’on jette une ordure là où elle doit se trouver, sans discussion possible. Vint ensuite la proposition sympathique d’aller s’installer quelque part histoire de déguster une quelconque boisson. Diane, à son habitude, aurait refusé. Mais le son du rire haut, fort et affirmé de la jeune femme lui faisant face demeurait gravé dans ses oreilles sans qu’elle ne parvienne à s’en défaire, enfermant son esprit dans une volonté de dire oui, de découvrir ce qui l’attendait derrière cette si grande capacité à la joie, même en présence de quelqu’un qui inspirait plutôt la peur et la méfiance.
- Ah, la politesse. Ce n’est pas pour ça que j’accepte, mais parce que tu me plais bien. Un truc sympa. Puis Diane ajouta, comme pour elle-même, encore une fois. La spontanéité ? La simplicité ? Hum. C’est vrai que ça me change de mes habitudes.
Pause, court silence. Puis décision, enfin. Esquisse de sourire, un peu forcée sans doute par le désir de ne pas paraitre trop incommodante. Plus naturel envers la plus jeune, qui n’avait pas encore atteint l’âge adulte et qui, par conséquent, était lavée de toute agression, de toute rancœur ou retrait.
- Je viens, en tout cas. Cela fera peut-être plaisir à mon fils, s’il me retrouve avant l’heure prévue.
Ah, ça, ça lui avait échappé. Ce n’était pas prévu de parler d’Eric. Comme pour cacher cette maladresse, Diane se mit à marcher, prenant le pas sur les deux jeunes sœurs. Se retournant après avoir fait quelques mètres, la jeune femme se retourna et leur lança un regard interrogateur, attendant qu’elles ne se décident à la suivre ... quelque part, le premier café qui se présenterait à eux, sans doute, étant donné que Diane n’était absolument pas habituée à ce genre de choses.