« Julia Bradford. Un nom qui laisse deviner une jeune femme humaine studieuse et bonne à marier, un nom qui n’interpelle pas même les grattes-papiers des hautes instances ; pas un paysan, pas un roi, n’a entendu parler d’elle, semblerait-il. En revanche, chacun d’eux eut entendu parler de la Dame de Feu, un titre simple pour une femme à la volonté de fer, fervente dirigeante de la communauté des Lions Rouges, ces brutes jouissant d’une crainte leur prévalant sécurité dans leurs déboires de guerriers indomptables.
Ils étaient plusieurs centaines répartis aux quatre coins du monde, grassement stipendiés pour des services ne répondant qu’à cette prescription : “Agir sous le joug de l’honneur.” Chaque contrée se voyait octroyer d’un sous-chef, un grand gaillard grognant plus fort que les autres, supposé contenir tout excès ou intervenir lors de litiges conséquents.
Aucun mercenaire des Lions Rouges n’avait le droit d’accepter toute forme de provocation ou de duel. Je découvrais, par ailleurs, que la plupart respectaient cet interdit. Cependant, les intempérances de certains commençaient à arriver aux oreilles d’une justice ferme, contre laquelle la Dame de Feu n’avait le temps de s’y frotter. D’après sa lettre, elle avait réuni l’ensemble de ses hommes, leurs femmes et leurs enfants, autour du manoir Bradford, où elle sollicitait mes services d’érudit afin d’étudier les accusations des quelques déviants.
Le voyage vers les terres Ainsworth m’avaient paru plus hostile que de coutume. J’étais habitué à mon bureau, protégé dans une grande ville où le quotidien morne est synonyme de paix, et je m’en serais volontiers contenté, si je n’avais pas laissé cette curiosité dévorante prendre le pas sur mon confort. Outre les conflits incessants grondant sur Ashnard en tout temps, le climat capricieux et les bandits des grand-routes, la vallée que je souhaitais atteindre m’était bougrement difficile d’accès. Chaque entrée était contrôlée, tantôt par la garde de la cité Ainsworth que par quelques jeunes des Lions Rouges. La lettre de Madame, cependant, me permettait de franchir les barrières émises par celle-ci, alors que ce même bout de papier aurait pu signer mon arrêt de mort si je m’étais présenté aux gardes du comté.
[...]
On me fit attendre dans un petit canapé dans l’entrée de la bâtisse. Les nombreuses tapisseries et les meubles semblaient tous d’un luxe qui me paraissait étrange. D’après ce que j’avais entendu sur les Lions Rouge, et au vu de ces camps de fortune entourant le vieux manoir humain surplombant la vallée, j’étais loin de me douter que les possessions de la dame puissent être d’une telle richesse. Je n’étais non plus dans une pièce puant la royauté d’un château, mais c’était là tout de même surprenant.
Au bout d’un temps, qui m’avait semblé interminable, une grande silhouette longiligne fit son entrée. D’une démarche assurée et d’un déhanché gracieux, se dirigeait vers moi une elfe immense, le chignon d’un roux chatoyant bordant un visage oval, plongée dans un livre alors qu’elle marchait, puis le fermant d’un clap agacé lorsqu’elle m’apercevait. Sa robe, longue et élégante, comportait un décolleté plongeant, et je fus surpris que cette vision ne soit d’en rien vulgaire. Ce qui me surprit le plus néanmoins ne fut pas sa dégaine de femme fatale, mais ces deux longues oreilles mouvant au fil des sons qu’elle percevait autour d’elle. N’étant que de peu sorti de ma ville, je n’avais encore, jusqu’alors, jamais rencontré d’elfe.
La surprise fut à son comble lorsqu’elle se présenta. Julia Bradford. Ainsi donc elle portait un nom purement humain et vivait au milieu d’un peuple de cette même race. Elle les dépassait de plusieurs têtes, son apparence soignée dénotant de la bande de mercenaires mal rasés que j’eus aperçu plus tôt. Accompagnée de quelques hommes, la stature fière et l’air nonchalant, elle les avait congédié d’un simple mouvement de main et d’un sourire froid, le front plissé d’agacement. »
Interrompant sa lecture, elle plissa les yeux en survolant les pages suivantes du manuscrit, s’enfonçant dans sa chaise dans un souffle agacé. Ramenant une mèche rousse derrière son oreille, la dame émit quelques grognements visiblement mécontents, puis elle attrapa le petit paquet de feuilles d’une main sans gant, enflammant les pages autant de son regard inquisiteur que de sa magie de feu.
- Ma dame… !
Albert Braccio s’appuyait sur la table d’un mouvement soudain, implorant son interlocutrice d’éteindre ces quelques braises, bien qu’il fût trop tard pour protester. Julia, quant à elle, posait sur lui un regard froid et esquissa un maigre rictus.
- C’était… C’était le seul et unique exemplaire…
- Je suis navrée, Albert, fit-elle d’une voix languissante, croisant ses longues jambes hors de la table de l’auberge, visiblement trop petite pour les accueillir. Mais nous n’avons aucunement besoin du moindre écrit relatant notre communauté ou la femme que je suis.
- Je suis écrivain ! protestait-il. Ma curiosité s’étend aux quelques lecteurs avides de connaissances, vous le saviez avant de m’engager !
- Certes. Mais votre travail se limitait à s’occuper du cas juridique de certains de mes hommes, pas de raconter noir sur blanc ce qu’il se passe par chez nous. Vous êtes curieux, je le comprends. Je suis prête à répondre à vos questions. Mais par pitié, cessez de les graver dans ces papiers inutiles.
L’écrivain pestait. La mâchoire fraîchement rasée et sa queue de cheval tirée vers l’arrière, il était l’un des rares à arborer un physique propret, si ce n’était sa dame lui faisant face. L’activité des autres clients s’intensifiait alors qu’ils se toisaient tous les deux, l’un dans la colère de son travail si impunément détruit, l’autre dans l’indifférence et la froideur qui lui était propre. Au bout du compte, Albert s’avoua vaincu et se vit obligé de se forcer à se détendre, se servant goulument dans sa boisson alcoolisée.
Le reste du repas se déroulait dans un silence de plombs, les seuls blabla alentours ponctuant l’atmosphère pesante régnant entre les deux comparses. Albert ne s’y habituait pas, pourtant il lui collait au talon depuis qu’il l’eut rencontré, intéressé par les histoires qu’elle avait à raconter, fasciné par sa longévité et sa beauté froide, estomaqué de sa décision de ce soir. Terminant sa boisson cul sec, il la considéra encore un instant avant de se décider à reprendre, la tirant de ses pensées.
- J’aurais voulu traiter du sujet du brasier d’Ainsworth.
Julia haussa les épaules en roulant des yeux dans un soupire.
- Vous n’allez décidemment pas en démordre. Un jour vos fesses brûlerons, il ne faudra pas demander d’où ça vient.
- Pensez-vous qu’il aurait été préférable d’accepter les accords que vous proposait Peter Ainsworth ? l’ignorait-il royalement. Que cela aurait pu éviter cette tragédie ?
- Non, se résignait-elle à répondre. Il s’agit là du pire des hommes. Je regrette mes actions, j’ai touché des innocents qui n’avaient rien demandés dans ma colère. Mais non, ça n’aurait rien changé. Satisfait pour ce soir ?
Albert s’apprêtait à répondre, sans nul doute d’une autre question, mais Julia l’interrompit net d’un regard désapprobateur. Le brasier d’Ainsworth… quelle idée de vouloir nommer tout et n’importe quoi, songeait-elle en s’appuyant sur la paume de sa main, jouant avec le pied de son verre de vin. Elle se rappelait de ce jour où elle avait fait éclater une rage ardente au sein de cette cité, autrefois gardée par ses compagnons, puis récupérée par l’héritier légitime au titre de Comte. Peter Ainsworth avait perturbé cette paix, que l’elfe avait eut tant de mal à instaurer.
- La vie d’un humain n’est pas suffisante pour traiter tous ces conflits aléatoires, lâchait-elle finalement.
- Tout comme vous n’avez pas assez d’un cœur pour guérir.
Julia levait les yeux vers lui ; elle savait à quoi faisait-il référence. Au sein de ces conflits s’était glissé l’irréparable, l’impardonnable à ses yeux. Sa fille, symbole de douceur et de bienveillance au sein de la communauté, lui avait été retirée du jour au lendemain. Le souvenir de ces lettres qu’elle recevait chaque jour où ce porc lui donnait un avant-goût de ce qu’elle avait pu y subir lui relevait toujours autant le cœur. Avalant son vin cul-sec, elle émit un léger grognement avant de lui répondre.
- Il est inutile de vouloir guérir d’un problème qui n’a pas trouvé sa solution.
- Ma Dame, vous savez qu’il existe d’autres solutions…
- Alors trouvez-les sous trois jours, Albert. Julia se levait de sa chaise, s’étirant quelque peu et amorçant un pas vers la sortie. Je ne la laisserai pas aux mains de cet abruti plus que cela.
________
Trois jours. Le délai avait été atteint une heure plus tôt où Julia restait assise sur un fauteuil dans le petit salon de son manoir, mais aucune nouvelle de l’écrivain. Seul son chien lui tenait compagnie, un énorme molosse à la gueule de monstre mais au tempérament aussi docile qu’un agneau. Sa grosse tête reposait sur le coin du tapis où le regard de la grande elfe s’était figé.
Elle se redressa enfin, laissant le feu mourir dans l’âtre alors qu’elle quittait la pièce. Aux portes d’entrées, elle récupéra une sacoche de lin.
- Ma Dame, attendez !
Elle n’avait pas encore posé le pieds hors de la bâtisse qu’Albert l’interpellait de l’escalier central. Julia ne se retournait pas, le regard froid et le visage inexpressif.
- Avez-vous trouvé quelque chose de pertinent ?
- Non, mais…
- Alors tâchez de vous tenir tranquille, concluait-elle avant de le laisser planté là sans lui laisser le temps de lui répondre.
Devant le manoir s’élevaient quelques cabanes en bois, d’autres en pierres et quelques unes encore en construction, mélangées aux dizaines de tentes perdurant malgré le froid qui s’installait à la venue de l’hiver. Il va falloir aménager des chambres… se disait-elle en passant entre les différents habitats, sans un regard pour les quelques promeneurs nocturnes qui la saluait.
De tous, il n’y avait véritablement qu’Albert qui se permettait d’être autant curieux envers elle. Les autres ne l’approchaient guère qu’en besoin de conseil ou d’un soutien quelconque, mais tous respectaient son silence de plombs depuis l’enlèvement de Lynn ; ça l’arrangeait. Julia était connu sous le titre de la Dame de Feu pour sa magie instable et destructrice, mais jamais n’avait-elle encore décidé de se pencher vers la magie noire ou toute forme d’invocation. S’en remettre à vouloir rencontrer un démon aurait été une décision qui en aurait fait grincer des dents plus d’un, mais au jour où elle reçut une nouvelle lettre du Comte d’Ainsworth lui donnant des nouvelles de sa fille, elle s’était juré que ce serait là la dernière qu’elle jette au feu.
Alors qu’elle descendait la pente menant aux bois séparant la cité de la falaise, elle darda un regard sur les quelques lumières des remparts au loin, alors que le reste de la ville s’était endormie en même temps que le soleil. Le sentier rétrécissait au fur-et-à mesure de sa marche, qu’elle suivait en s’aidant d’une petite orbe enflammée guidant ses pas. Quelques têtes éreintées s’inclinèrent légèrement lorsque les quelques jeunes de la ronde de ce début de nuit croisaient son chemin, puis Julia attendit qu’il n’y ait plus personne en vue pour quitter le sentier visible et s’enfoncer dans un flanc de la forêt.
Quelques pas et elle s’arrêta net, considérant les alentours dans le détail. Pointant le bras droit devant elle, il sortit de sa paume une bourrasque d’un vent surnaturel soulevant les feuilles mortes et les vieilles racines flétries, dévoilant ainsi un dernier chemin effacé par le temps et l’inutilité.
La forêt entourant le manoir regorgeait de mystères et de lieux inexploités depuis des décennies. Julia en avait parfaitement conscience ; elle les faisait surveiller par quelques bêtes apprivoisées, mais préférait garder ces lieux au silence le temps de savoir ce qu’elle en ferait. Devrais-je faire construire une sorte de village ? Ils n’ont pas l’air de vouloir reprendre la route… soufflait-elle en ne perdant pas le cap.
Quelques minutes et un second léger vent lui suffirent à trouver un dernier sentier croisant celui qu’elle avait emprunté. Pas un trait ne s’étirait du moindre sentiment de victoire, elle se contentait de fixer le sol un court instant encore.
Dans sa sacoche se trouvait une petite boîte d’un bois sombre magnifiquement sculpté, fermée d’un petit loquet et émettant le son de petits objets claquants en son sein. Elle y posa ses doigts fins cernés de bagues puis s’abaissa au sol, caressant la terre sèche de sa main libre. Non, la magie n’allait pouvoir lui assurer le creux propre dont elle avait besoin.
Une petite pelle lui avait néanmoins suffit, la terre suffisamment friable pour que ça ne lui prenne qu’à peine de temps. Elle y enserra la petite boîte de bois, qu’elle recouvre soigneusement avant de se redresser et de reculer de quelques pas.
Faut-il dire quelque chose ? Les quelques écrits qu’elle avait réussi à déterrer ne spécifiaient rien de tel. Juste quelques maigres instructions, quelques brefs avertissements, mais aucun méthodologie plus approfondie qu’une boîte contenant quelques objets magiques, son ADN, puis enterrée à un croisement.
Il n’y avait plus qu’à patienter.