La tuile. Le coup de malchance. L'infini perturbation du karma dans ce monde pourtant déjà si désagréable...
Köda n'était pas dans la meilleure de ses journées, et pour cause, voilà bien deux heures qu'il s'était retrouvé bloqué dans le complexe commercial le plus impressionnant de Seïkusu, cherchant tant bien que mal à finir ses courses tandis qu'homme, femme, adultes, enfants et vieilles croûtes se permettaient de le bousculer en tout sens. Il n'y avait personne en ce samedi soir pour avoir la moindre forme de délicatesse, tout le monde étant pressé d'en finir avec cette journée morbide, marquée par la pluie et le froid, tant et si bien que la damoiseau aux airs de femme ne vivait rien de plus qu'une suite permanente de bousculades, de surprenants apparitions, et carambolages de caddies sur son pied ou ses flancs. Soyons honnête, le pauvre n'était peut-être pas non plus le plus agréable ou délicat, tant et si bien que chaque réitération de ces événements provoquait une nouvelle volée d'insultes et de cris, parfois suffisamment forts pour que quelques regards atterrés se tournent vers l'androgyne et son nouvel agresseur involontaire. Autant dire qu'aux peines de l'instants se rajoutaient lentement une honte croissante.
Suffisamment pour que malgré son empressement, le jeune homme n'en puisse plus. Las d'une prise de bec de trop, le voilà qui file dans un recoin de l'hypermarché, s'enfonce de plus en plus profond dans les rayonnages, puis enfin atteigne un milieu qui lui permit, un court instant, de se laisser choir contre un mur sans risque de se faire déranger. Le soupir qu'il poussa aurait sûrement put foutre un coup de déprime au plus sensibles des passants... S'il n'était pas alors complètement seul, s'étant tant et tant éloigné des denrées alimentaires et des produits de la vie courante que désormais plus âme qui vive ne semblait se trouver en ces lieux. Sa seule compagnie, dans l'immédiat, était les étendages en promotions chocs, ainsi qu'un poil plus loin la lumière délicate du bloc secours indiquant une sortie d'urgence dans le cas malheureux où un incendie aurait eut lieu. Il hésitait d'ailleurs, observant l'ouverture froide et sombre qui se profilait juste derrière, avant de farfouiller dans sa poche pour aller récupérer son téléphone.
19h47. Dans les faits, il restait un peu moins de trois quarts d'heure avant la fermeture du magasin. Les caisses devaient être prises d'assauts. Non sans parler de la cohue dont il venait de s'échapper. Autant dire qu'il avait parfaitement conscience du suicide moral qu'il entreprendrait s'il venait à y retourner. En soi, même en se permettant un petit détour, mieux valait pour lui prendre le risque de passer en caisse au dernier moment, aussi ... Se dirigea-t'il, ses sacs de course en main, en direction de cette petite fuite ténébreuse. Après tout, une exploration comme celle-ci pouvait être distrayante. Il fit donc quelques pas, passa le bloc secours puis tourna à gauche, s'enfonçant dans ce couloir bien mal éclairé, seule une petite loupiotte lointaine fonctionnant encore par intermittence, toutes les autres ampoules ayant sautée depuis un bon moment. Du moins, c'est ce qu'il s'imaginait au vu des globes poussiéreux qu'il croisait et éclairait de la lampe torche de son téléphone. En toute honnêteté, il ne savait pas où il allait, mais s'il sortait à l'air libre, une chose était sûre : Rien à foutre de ne pas payer ses courses, il s'en irait fièrement sans la moindre hésitation.
Malheureusement... Ces rêveries eurent rapidement une réponse assez vigoureuse, un peu triste par ailleurs pour l'androgyne qui commençait à accepter l'idée de ne pas s'enfoncer à nouveau dans les rayonnages grouillant de l'hypermarché : Il entendit un bruit de pas rapide derrière lui, quelqu'un semblant visiblement s'élancer depuis l'intérieur du centre commercial en sa direction. Chier... En même temps, il avait osé s'imaginer qu'il pouvait traverser une zone qui n'était pas réservée au public sans même avoir la présence d'esprit de se dire que bien des caméras devaient filmer ce genre de passage. Il était logique qu'un employé, un manager, ou un magasinier pourquoi pas, se soit immédiatement proposer pour aller le freiner dans sa petite balade libératrice. Bon, son comportement serait louche de toutes manières donc... Autant faire comme si de rien n'était, au pire, il expliquerait avoir eut un coup de panique face à la fin de journée exécrable qu'il vivait, justifiant qu'il se soit sentit l'obligation de trouver un lieu calme et sombre pour reprendre ses esprits.
Il continua donc sa marche. Pas à pas. Ceux de son futur rappel à l'ordre se trouvaient désormais tout juste à l'entrée du passage, sous ce bloc secours qu'il avait observé alors qu'il se trouvait encore dans l'hypermarché. Une voix paniquée qui le hèle. Il tourne la tête en faisant un ultime pas :
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MADEMOISELLE, PAS PAR LÀ ! REVENEZ ! -
C'qui qu't'appe.... "
Plus rien. Le pauvre magasinier, à bout de souffle après sa course effrénée, a tout juste le temps de voir la jeune femme qu'il était venue sauver disparaître dans les ténèbres de ce couloir. Incapable de rester bien droit, les poumons en feu, il se ratatine sur lui même, pliant les genoux et le dos, tandis que ses mains viennent lui servir de support sur ses jambes, le temps qu'il récupère sa respiration. Il était arrivé trop tard. C'est bien cinq minutes après le drame qu'il parvient enfin à reprendre le contrôle de son système respiratoire, se redressant alors en sueur, avant de finalement attraper le talkie-walkie se trouvant à son flanc, changeant la fréquence pour appeler directement le service "disparition", mis en place depuis trois ans. Il détestait le faire. Il n'avait pourtant pas le choix, d'autant plus qu'il savait aussi que dès le message envoyé, il aurait droit aux mêmes réponses, au même discours parfaitement rôdé... et d'une infinie cruauté :
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Ici Kosutabe. Une cliente a disparue dans le couloir C6, je n'ai pas eut le temps de l'empêcher. -
Suivez les directives habituelles M.Kosutabe. Vérifiez que rien n'a été laissé. Faites disparaître les affaires abandonnées le cas échéant. Passez ensuite au bureau de surveillance et récupérez les images de la cliente pour les effacer. Merci pour votre sérieux absolu. "
Fin de la communication. Décidément... La tuile !
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* *
Honnêtement, Köda ne parvint pas le moindre instant à comprendre ce qui lui arrivait. L'ensemble de sa vision se fondit d'un coup, comme si un pot de peinture transparente s'était vidé devant ses mirettes, déformant l'ensemble de ce qu'il observait. Puis cette sensation horrible, comme s'il s'était retrouvé à chuter d'un coup dans un trou d'une telle profondeur qu'il ne ressentait même plus les effets de sa descente involontaire vers des profondeurs inconnues. Mais surtout... Le monde qui tournait autour de lui avec violence, lui collant un tournis de tout les diables et lui soulevant le coeur, l'envie de vomir devenant aussi pressante qu'oppressante. Il ne parvenait pourtant même pas à entrouvrir ses lèvres, tout son corps étant figé dans son ultime posture, celle qu'il avait quand il s'était soudain sentit partir dans ce déplacement sans queue ni tête. Est-ce qu'il faisait un AVC ? Est-ce qu'il s'était évanoui d'un coup ? Avait-il rêvé cette sortie ignoble au centre commercial et allait soudainement se réveiller, à la manière d'une Alice au pays des merveilles des temps modernes ?
Non. Malheureusement non.
Soudainement, ce fut un soleil éclatant qui lui apparu. Une lumière si intense après ce qu'il venait de vivre que cette simple apparition lui brula immédiatement la rétine, l'obligeant à fermer les yeux, bougeant alors instinctivement ses bras devant son visage pour mieux se protéger de cette agression solaire. Il comprit qu'il pouvait de nouveau bouger. En revanche, cela ne changea rien à une autre chose très claire : il se trouvait encore en train de chuter. Il n'eut pas grand temps devant lui avant de forcer l'ouverture de ses paupières, sentant le danger approcher à grand pas... Il n'eut que l'instant de discerner une forme métallique floue qui lui rentra dedans de plein fouet, lui brisant côtes et autres morceaux d'ossatures, avant de finalement le faire dévier de sa trajectoire dans un fracas distordu. Action volontaire ou non, le pauvre androgyne se retrouve à finir sa chute libre par une superbe parabole pour atterrir alors disgracieusement sur un toit plat, en pantin désarticulé, tandis que ses courses volent en tout sens.
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Beuargh... Eeeeeeeeeh... que... quooiii ..? "
Une canette de soda vole. Elle percute un rebord du toit. Se perce. Crache un flot continu de mousse en se propulsant droit vers le visage de Köda. Une ultime pensée le traverse, celle qu'il n'avait pas besoin d'un coup supplémentaire pour s'évanouir, surtout aussi ridicule, au vu de la douleur qui envahissait sa chair. Puis la canette lui rentre dans le nez, brise celui-ci et rebondit en l'aspergeant du contenu de cette dernière. Ainsi sombre-t'il dans l'inconscience.