Amélie tomba sur une jolie fille avec de longs cheveux bruns... Comme les siens. De fait, en l’entendant parler, et en la voyant, elle comprit que cette vendeuse était, comme elle, une
gaijin. Quoique... Elle ressemblait plutôt à une métisse. Ses yeux n’étaient pas bridés comme ceux des Japonais, mais l’apparence globale de son visage avait quelque chose d’oriental et d’occidental. Cependant, c’était son accent qui la trahissait. Difficile de trafiquer son accent, et, même si son japonais était bon, quand la vendeuse se mit à parler, Amélie sentit bien des intonations anglaises. Elle suivit la femme, tout en se demandant si elle aussi ne pouvait pas travailler dans un tel endroit. Gérer des bouquins, ça n’était pas très compliqué, non ? Et puis, ça lui ferait enfin une rentrée d’argent... Elle était capable de s’habiller et de sentir bon en prenant des douches. La preuve, aucun client ne l’avait regardé avec dégoût ou avec suspicion. Amélie suivit la femme, tout en réfléchissant sérieusement à cette option. S’occuper de livres, ce n’était pas très compliqué, et elle serait rapidement capable de s’y repérer, comme elle avait toujours aimé les livres.
*
Je ne peux pas toujours être un fardeau pour Zetsu et Mishi, après tout...*
Ils étaient sa seule famille... Mishi était une prostituée, celle qui offrait généralement de quoi vivre en enchaînant des pipes dans le parc ou dans des quartiers mal famés de la ville. Zetsu, quant à lui, était le seul homme du trio, un jeune garçon débrouillard, qui portait sur lui un costume rapiécé, un pistolet-mitrailleur déchargé (trouver des balles au Japon n’était pas simple, on ne les vendait pas dans n’importe quelle épicerie, contrairement aux États-Unis), et qui se chargeait, dans la mesure du possible, de ramener du mobilier au sein de leur repaire, généralement (toujours) en le volant. C’était Zetsu et Mishi qui avaient recueilli Amélie quand elle avait débarqué de l’avion pour se retrouver ici, à Seikusu, complètement paumée, avec des connaissances plus que basiques du japonais, et l’hostilité forte des locaux, qui voyaient en elle ce qu’elle était : une
gaijin clocharde. Tout au plus lui proposait-on de baiser avec elle. Amélie s’était reconstruite avec ces deux-là, mais elle savait pertinemment qu’elle était un boulet. Elle dilapidait l’argent en fumant et en se droguant, et se sentait responsable à chaque fois. Travailler dans une librairie, avoir des horaires de travail, lui donnerait au moins l’illusion d’avoir une vie normale... La seule chose à faire, c’était éviter de se droguer, même si, ça, ce n’était pas facile. Amélie avait régulièrement des pulsions, et, si pour l’heure, elle était
clean, elle ne se faisait pas trop d’illusions. La chance était une pute, et elle n’avait plus un sou vaillant.
La femme la conduisit devant un rayon de bouquins, faisant sortir Amélie de ses pensées. La serveuse tenait dans la main un livre, et Amélie, qui n’y avait pas fait attention sur le coup, comprit qu’elle avait visiblement hâte de se replonger dedans. Elle s’exprima alors en français, charcutant légèrement la langue, comme tout étranger s’exprimant dans une langue qui n’était pas la sienne. Amélie ne faisait guère exception. Elle avait beau être bilingue avec l’anglais, quand elle parlait en anglais, les intonations françaises ressortaient parfois. Contrairement au français, l’anglais était une langue très tonique, où l’accentuations sonore se faisait sur des emplacements différents qu’en français. C’est souvent de cette manière qu’on repérait un Français, car il parlait l’anglais de manière hachée... Et inversement pour l’Anglais tentant de communiquer en français. Amélie avait toujours trouvé ces différences amusantes, comme si l’anglais et le français étaient deux langues jumelles qui se titillaient mutuellement. De fait, il était fascinant de voir ô combien les comparaisons entre les langues illustraient du passé historique des peuples les utilisant... Alors, forcément, quand on passait au japonais, le changement était notable, surtout quand il fallait s’attaquer aux
kanjis.
«
Merci » lâcha-t-elle en japonais, avec un grand sourire.
Elle avait senti l’anglais perler dans la bouche de cette femme. Amélie n’avait peut-être plus un seul centime à dépenser à Dame Fortune, mais elle n’était pas idiote. En d’autres circonstances, et avec d’autres parents, elle aurait sans aucun doute pu être une femme remarquable et très intelligente. Elle observa donc les livres, puis reprit, cette fois-ci en anglais :
«
Ce ne sera pas nécessaire de faire des commandes pour moi, vous êtes très aimable, Mademoiselle. »
Peu de demandes... Ça semblait logique. La culture française n’avait pas le même impact que celle de la langue de Shakespera. Amélie observa un peu les rayons. Un abominable
Discours de la Méthode trônait en plein milieu, à côté d’autres grands classiques français. Amélie vit du Maupassant, du Zola,
Les Misérables de Victor Hugo... Et s’arrêta sur un ouvrage de Charles Baudelaire.
*
Oh...*
Les Fleurs du Mal. Elle attrapa le bouquin en se hissant sur la pointe des pieds, puis le montra à la femme, lui exhibant la
couverture.
«
Vous l’avez déjà lu ? C’était mon livre préféré au lycée... »
Ce recueil avait fait partie des livres qu’il avait fallu étudier en français. Amélie avait été l’acheter toute seule, ne pouvant guère compter sur sa mère, et elle s’était amusée à le lire.
«
J’ai toujours trouvé qu’il me définissait un peu... » soupira-t-elle ensuite, plus pour elle-même que pour la serveuse, même si cette dernière pouvait l’entendre.
Quand Baudelaire définissait le monde comme quelque chose d’horrible, il allait de soi qu’Amélie ne pouvait qu’être d’accord avec ce point de vue. Le récit de sa vie, tout simplement.