Ah, pouvoir œuvrer tranquillement, seul, avec en prime une belle vue en la présence de ce beau soleil couchant qu’il avait devant les yeux… et en plus depuis son propre domicile, tout cela sans crainte d’être dérangé par des empêcheurs de tourner en rond intempestifs ! Pour un peu, la situation dans laquelle était Saïl depuis maintenant un bon moment lui aurait convenu par son caractère simple et libre, et il se serait fait à cette existence d’homme-animal un peu ermite si ce n’avait pas été un cœur résolument humain qui battait dans sa poitrine : en dépit de toutes les commodités que vivre à l’écart de la civilisation pouvait apporter, ces choses telles que l’industrie, les arts ou la société lui manquaient, et même toutes les splendeurs de la nature n’auraient su combler un tel manque, même si, pour autant, il ne leur faisait pas l’offense de ne pas les apprécier à leur juste valeur, le bon scientifique qu’il était sachant percevoir ce que tel minéral, tel végétal ou tel animal avait d’unique et d’admirable.
Et puis à tout prendre, sa condition d’être bestial ne l’empêchait pas envers et contre tout de faire des rencontres, et d’avoir des relations… intimes, instants qu’il chérissait par-dessus tous, bien qu’il ne fût en aucun cas du genre à s’en vanter, préférant garder d’aussi précieux souvenirs dans le couffin précieux de sa mémoire.
Avec un nouveau soupir, ce coup-ci teinté de nostalgie, il repoussa ces pensées qui risquaient bien de le faire partir une nouvelle fois pour la lune, et se pencha plus attentivement sur son travail. Allons ! Ce n’était pas le moment de rêvasser à des histoires d’amour, décrypter le fonctionnement des portails était autrement plus important ; et d’ailleurs, les deux sujets n’étaient pas dépourvus de liens étant donné qu’un des espoirs en raison desquels il brûlait de voir toucher ses recherches à leur but était celui de faciliter ses contacts avec elle. Elle dont le prénom ressemblait à elle…
D’un nouveau coup de griffe crissant, il se força à revenir à la réalité, fronçant les sourcils avec un grognement autoréprobateur tout en poursuivant sa mise par écrit de toutes les idées qui lui venaient en tête. Il en était bientôt arrivé au terme de sa « tablette », et il aurait été grand temps de mettre un point final à son exercice pour en faire le résumé, car, bien que ses pupilles animales très pratiques pour réfracter la lumière ne lui permissent pas de s’en rendre très exactement compte, il était manifeste qu’il commençait à faire nuit : conclure son étude du jour, éteindre le feu qu’il avait laissé brûler dans sa maison pour la garder à bonne température, fermer la porte, et enfin partir à la chasse, voilà en quoi consistait son programme des prochaines heures ! En tout cas, malgré son raisonnement magistralement erroné de tout à l’heure, aujourd’hui ne se conclurait pas si mal que ça pour le savant qu’il était : il avait rattrapé sa précipitation passée par une progression bien plus méthodique, et même s’il était manifestement encore loin de pouvoir voir la lumière au bout du tunnel, il avançait indubitablement. Il avait la sensation à la fois provocante et motivante qu’il se trouvait désormais devant de lourdes portes blindées après les avoir cherchées dans un épais brouillard : certes, cet obstacle majeur restait à surpasser, mais il saurait à partir de maintenant sur quoi faire peser le levier de ses efforts intellectuels, et creuserait le problème qu’il avait plus clairement sous les yeux avec résolution et acharnement, dut-il le ronger jusqu’au trognon pour en extirper la splendide moelle de la solution ! C’était aussi cela qu’il aimait dans son métier –ou tout du moins ce qu’il considérait toujours être son métier- : la difficulté, le défi que représentait un principe à définir ou une réponse à trouver ; voilà ce qu’il y avait d’exaltant à une activité que beaucoup ne percevaient à tort que comme des spéculations sans intérêt de vieux barbons assommants ou de jeunes godelureaux qui pétaient plus haut que leur cul.
Oui, Saïl aimait son travail, et pouvoir le poursuivre dans une certaine mesure quelles que fussent les conditions lui serait toujours une consolation : savoir que ce qu’il avait dans le crâne était capable de fonctionner dans à peu près n’importe quelles circonstances était sa balise au milieu des tempêtes, et dans le cas présent, il évoluait plutôt dans la mer d’huile du calme de ses pensées qui faisait écho à celui de son environnement vierge de toute présence importune. Vraiment, ç’avait été en fin de compte une petite journée paisible comme il les aimait, et comme il aurait souhaité en avoir plus.
*Clic*
Ou pas.
Car ce simple son s’était frayé sans difficulté un chemin par une des grandes oreilles de Khral jusque dans son cerveau qui, bien qu’occupé à griffonner sur son écritoire, n’en conservait pas moins toute sa vivacité, et lui permit de très vite déduire de la sonorité d’un pareil cliquetis qu’il ne pouvait être dû à quelque mouvement de la faune ou de la flore locale. Non, ce « clic » était trop sec, trop métallique et surtout trop familier à l’oreille de l’homme-loup : même si sa spécialité n’était en aucun cas l’armement, il n’était pas dénué de quelques connaissances utiles dans le domaine, et la mise en relation de ce bruit singulier avec ce qu’il savait des armes à feu n’était pas pour lui plaire. Mais après tout, quoi de plus logique ? Il avait un physique de bête sauvage surnaturelle, et pouvait ainsi à bon droit être fusillé à vue par qui que ce fût sans problème de conscience, même si absolument rien dans sa façon de penser n’aurait pu être qualifié de monstrueux.
En fait, ce qui le dérangeait n’était pas le danger potentiel : Saïl avait emporté un pistolet avec lui (ce n’avait pas été de gaieté de cœur, mais il avait bien fallu être dans la possibilité de se défendre si la nécessité venait à se faire sentir), et après sa transformation, il s’était tiré une balle dans le bras pour tester sa résistance et voir jusqu’où elle pouvait aller. Résultat, la munition n’avait qu’à peine percé la peau, laissant une égratignure et un engourdissement momentané là où des chairs humaines auraient été transpercées… rien de plus qu’une piqûre de guêpe, et la trace de cette infime blessure n’avait mis que quelques minutes à disparaître. Ainsi, ce n’était pas une pétoire qui allait mettre Khral en déroute, quoiqu’à la réflexion, il ne devait pas oublier qu’il n’était pas sur Terre mais sur Terra, et qu’il n’était ainsi pas impossible que la population locale disposât de moyens qui dépassaient ceux qu’il connaissait. Après tout, il avait vu –de loin !- des personnes en apparence plus chétives que des enfants être capables d’exploits de force à côté desquels ceux d’un haltérophile pouvaient passer pour des exercices d’amateurs, et d’autres dont les pouvoirs étaient tout simplement magiques, défiant les lois de la physique. Décidément, la menace que ce simple « clic » représentait prenait tout compte fait un tour beaucoup plus inquiétant que ce qu’un son aussi innocent pouvait laisser supposer !
Et ce n’était pas tout : quand bien même cette arme à feu mystérieuse n’eût été qu’une épée de bois contre lui, il restait qu’une personne capable de manier un fusil –et donc pas une âme innocente égarée- avait mis le nez sur son repaire ! Bien sûr, Saïl n’abandonnait pas tout de go tout espoir de pouvoir raisonner avec ce nouveau venu, mais il n’écartait pas non plus l’éventualité que ce fût quelque chasseur de monstres qui ne voudrait rien entendre et lancerait sans attendre la pétarade sur lui pour le transformer en descente de lit. Dans ce cas là, comment notre loup-garou serait-il censé réagir ? Il ne pouvait bien entendu pas le réduire en charpie sous peine qu’il avait marché sur ses plates-bandes, chose qu’il lui était très possible de faire ; menace qu’il craignait à tout instant de devoir mettre un jour à exécution ! Mais même s’il l’assommait, qu’en ferait-il ? Le laisser à la merci de créatures moins bien intentionnées que Khral était hors de question, et le déposer à un endroit où il pouvait être sûr d’être retrouvé par d’autres personnes aurait pu paraître une bonne solution, mais il aurait alors été plus que probable que l’assommé se serait empressé de rameuter nombre de porte-flingues pour revenir en force déloger l’animal de son terrier ! Le garder en captivité afin d'éviter les fuites n’était pour le moins pas une perspective très enchanteresse, mais dans le fond, cela paraissait la conduite la plus prudente à suivre.
Quel casse-tête ! Et d’abord, comment réagir dans l’immédiat ? Fallait-il bondir sur le champ pour éviter un tir qui ne tarderait de toute évidence pas, ou même prendre les devants en ruant à bras raccourcis sur l’intrus pour le mater et traiter ainsi le mal à la racine ? Le loup était pour cette solution, mais elle se révélait de toute façon fort peu aisée à appliquer, car l’agresseur (en était-ce d’ailleurs réellement un ?), qui qu’il fût, était en tout cas une personne rusée et habituée à chasser, à voir sans être vu, car un reniflement court mais vif ne lui apporta pas de trace d’une odeur étrangère, signe que le fâcheux s’était placé sous le vent. De cette façon, pas moyen de le débusquer en aussi peu de temps qu’il l’aurait voulu… et de toute façon, tel n’était pas le genre de la maison : Saïl n’était pas homme à lancer les hostilités à la moindre alerte, mais plutôt à ne justement pas hérisser ses protections afin de montrer qu’il ne voulait aucun mal à son prochain. Évidemment, cela impliquait qu’il pouvait facilement se faire carotter (pour parler simplement), mais le sieur Ursoë était socratien dans la mesure où il pensait toujours qu’il valait mieux subir une injustice que la commettre, et que le mal ne pouvait qu’engendrer le mal. Oui, il resterait aussi exemplairement civilisé, calme et raisonnable que les circonstances le permettraient, et ferait son possible pour éviter que l’affaire qui s’annonçait déjà sous des auspices peu favorables ne se terminât par un bain de sang.
Comme si le « clic » avait été le cliquetis d’une clé se glissant dans la serrure de son esprit, ce bruit avait tôt fait de laisser pousser l’arbre de ses computations sur le sol fertile de son intellect, et ses pensées rapportées ci-dessus n’avaient mis qu’un instant à se dérouler cependant que lui n’avait qu’à peine bougé, continuant de tracer les arabesques de son raisonnement avec le plus de placidité et de naturel possible, sa nervosité ne se trahissant que par un très léger crissement de ses griffes postérieures prêtes à bondir contre le bas de son siège.
« Que voulez-vous ? » Demanda-t-il à voix assez haute pour pouvoir être entendu.
Il avait choisi cette formulation pour son caractère assez vague et expéditif pour en laisser l’interprétation à l’auditeur, et en même temps suffisamment posé en son genre pour bien laisser percevoir que celui qui la prononçait n’était pas une brute sanguinaire. Malgré les airs d’imperturbabilité qu’il se donnait, l’homme-loup n’en menait tout de même pas si large que ça, mais il s’efforçait d’avoir tout sous contrôle pour éviter justement que la situation ne partît en vrille.
En fait, quand il y pensait, il était carrément possible qu’il eût laissé son imagination s’emballer et qu’il n’y eût en réalité pas du tout de quoi se faire un tel film, mais bon, « Prudence est mère de sûreté », et mieux valait parer à toute éventualité et en être quitte pour une fausse alerte que se retrouver plus pris au dépourvu qu’il ne l’était déjà.