C'était le matin, voici l'après-midi. Une ambiance joyeuse règne au bureau, on fête les cinquante ans du grand patron. Et toi, tu es dans ton coin avec Purity, un verre à la main. Rien ne te fait penser que cette petite fête va durer éternellement, tu n'as pas envie de te bourrer la gueule avec tes collègues. Du coup, tu es collé au mur, près de la porte, un punch préparé à la va-vite dans ton gobelet. Purity, elle, avait plutôt opté pour le whisky. Cela ne t'avait pas étonné plus que ça, venant de l'irlandaise du service. Rien ne durera éternellement. C'est pourquoi tu ne bois pas beaucoup. Tu bois à la jeunesse, et tu te cramponnes à la vérité.
Car si la justice n'existe pas, la vérité, elle, peut-être bien qu'elle existe, en fait. Tu ne t'es jamais vraiment senti chez toi dans ces bureaux. Et pourtant, tu es là au lieu de bosser. Sacrée fête. Tout le cimetière en parle. Le commissariat entier s'est joint à vous pour cette superbe occasion pour picoler un grand coup. En toute illégalité, soit. Mais ils s'en foutent eux, c'est eux la Loi. Ton portable vibre dans ta poche. Tu écoutes le vacarme, pensif. Non, tu ne pourras décidément pas suivre une conversation téléphonique avec un boucan pareil en fond. Tu sors donc discrètement, le verre dans une main, le portable dans l'autre. Tu réponds, donc.
- Lyan Rose, j'écoute.
- Monsieur Rose ! J'ai essayé de joindre mes collègues et d'autres procureurs, mais pas moyen. Vous savez ce qui se passe ?
- Oui, je le sais. Bien malgré moi. Qu'il y a-t-il ?
Moment de silence. Tu entends, en fond, un "Non, madame. Non, vous ne pouvez pas passer. Oui, je sais. Oui. Je suis désolé, madame." Puis tu sens qu'on reprend la conversation avec toi.
- C'est terrible, monsieur Rose. Un meurtre a été perpétué en pleine rue.
- Où êtes-vous, en ce moment même ?
- Rue Miyazaki, au croisement. Faute de personnel, je me suis occupé moi-même des opérations préliminaires...
- Très bien, j'arrive.
Tu raccroches, tu ouvres de nouveau la porte. Purity te regarde, tu la regardes. Le silence veut tout dire. "Si on te demande où je suis, je suis déjà parti." Voilà ce que tu lui dis silencieusement, avec ton regard équivoque. Tu descends les escaliers deux à deux, en fulminant contre les forces de l'Ordre. Même pas foutus de laisser du personnel, au cas où quelque chose arriverait. Mais non ! Enfin, Seikusu n'est pas la capitale du crime au Japon, le Royaume du Viol, le Paradis du Meurtre ! Ca se saurait, enfin ! La preuve, encore un type est mort en pleine rue, alors qu'il y avait encore du monde aux alentours ! Ca te rend malade. Tu n'en peux déjà plus, rien que d'y penser.
Tu démarres ta voiture comme tu peux, et tu t'offres le luxe de conduire comme un gros enfoiré. Tu grilles les feux rouges, tu ne laisses aucune priorité, tout ce qui t'importe est d'arriver là-bas à temps. Et quand tu y arrives, tu n'as aucun problème à repérer les lieux. Tu te gares dans un crissement de pneus à ras d'une foule en délire, tu fermes ta bagnole et tu te frayes un chemin dans la foule. Une fois arrivé à la bande, tu passes et un autre tente de te suivre en-dessous. D'un petit coup de pied dans le tibia, tu l'en empêches. Il faudrait pas que quelqu'un vienne saloper le boulot.
Même si un peu d'aide serait bienvenue, d'après ce que tu en vois.
Ce que tu en vois, c'est le corps sans vie d'un type blond, aux cheveux décolorés d'après ses racines noires. Le stéréotype t'oriente directement vers le casseur du dimanche, tué en pleine rue pour un règlement de comptes. Tu t'accroupis, tu mets tes gants, et c'est parti. Tu commences par l'identité de la victime. Oshino Tomoya de son nom, nationalité japonaise, dix-neuf ans. Mort d'une hémorragie au niveau du poumon droit. Les traces de brûlure autour du trou sur son tee-shirt t'indique qu'il s'est fait tirer dessus à bout portant.
Tu te tournes vers l'officier de police, d'un air intéressé.
- Des témoins ?
- Deux.
- Deux ?! Sur une foule entière ?
En fait ça ne t'étonne pas plus que ça. Le reste des témoins a dû fuir le plus vite possible et oublier la fusillade. Bien possible même qu'ils n'aient même pas entendu "Pan !" Tu regardes les témoins, d'un air mauvais. Crispés dans un coin, détruits par la terreur. Et il faut encore croire en la justice après un spectacle pareil... Une justice qui ne protège même pas ses gardiens, qui enfonce la veuve et tue l'orphelin. Une justice si injuste que tu ne veux pas en entendre parler.
Credens justitiam, Lyan Rose. Croire en la justice.
Crois en la justice, tant qu'elle peut encore être crédible.