On ne peut rien y faire, Pez’. Elle avait cette phrase toute faite en horreur, comme si cette dernière était l’ultime réponse à tout, le suprême blocage. C’était typiquement le genre de phrases qu’il ne fallait pas prononcer devant Sarah Pezzini, sous peine de voir cette dernière s’énerver.
On ne peut rien y faire, c’était la reconnaissance d’un mur, un mur tel qu’il empêchait de faire ce qui
devait être fait ; c’était un fatalisme auquel l’évolution de la société s’opposait. Une fin de non-recevoir injuste et frustrante, car elle ne dépendait pas de votre capacité ou non à faire votre boulot, mais de circonstances externes, de principes idéologiques creux. Sarah Pezzini se moquait bien de toutes ces notions juridiques qu’on inventait, de tous ces beaux mots qu’on avançait. Tout ce qu’elle voyait, c’était un frein contre la justice. Tout ce qu’elle voyait, c’était que la loi, justement censée protéger les citoyens des malfrats, était violée par elle-même pour protéger des crapules. C’était une limite du système, une contradiction qu’elle se refusait à admettre, et qui justifiait qu’elle soit à Nexus.
Depuis plusieurs mois, Tekhos Metropolis était envahi par une nouvelle drogue issue sur le marché. Elle existait déjà dans le reste de Terra, et une filiale avait été ouverte à Tekhos. C’était du fisstech. Cette drogue hallucinogène avait des tendances inhibitrices, et plusieurs rapports des laboratoires de police scientifique avaient permis d’en extraire les propriétés. À partir de là, des chercheurs et des chimistes avaient conclu que le fisstech émanait très certainement des champs agricoles nexusiens , notamment des fermes à houblon et des distilleries de Nexus. D’après ce que Pez’ avait compris en consultant le rapport, le fisstech était une drogue obtenue par alchimie. Il fallait la réunion de trois éléments : une mesure de vermillon, une mesure de quebrith, et trois mesures d’hydragenum. Ces éléments devaient être recoupés dans une potion alchimique, dont la base était un fort alcool qui, d’après ses propriétés, émanait très certainement de Nexus.
L’enquête avait continué à augmenter. Les policières arrêtaient des hommes, des drogués, et obtenaient, après quelques gardes-à-vues, les noms des dealers. Ce faisant, la police avait remonté la filière, pour découvrir que la drogue était convoyée dans les cales d’une société marchande nexusienne appartenant à un comte nexusien, Perthuis. Le trafic était géré par une organisation criminelle, la Licorne Noire. La Licorne était une organisation reposant sur la piraterie et le trafic maritime, notamment entre Nexus et Tekhos, l’une des voies commerciales maritimes les plus riches du monde. La Licorne avait manifestement des contacts au sein de l’administration nexusienne, lui permettant d’éviter certaines patrouilles de soldats. Peu à peu, la Licorne avait diversifié ses activités en faisant de la contrebande, convoyant de Nexus à Tekhos des marchandises illégales : esclavage illégal, drogues, armes illégales, objets de contrefaçon... La Licorne avait un repaire dans les innombrables petites îles et archipels qui longeaient les environs, et il était clair que le trafic de fisstech était lié à eux.
Quel était le rapport entre Perthuis et la Licorne ? Sarah avait continué à mener son enquête, et avait découvert que Perthuis avait des influences dans l’administration portuaire de Nexus, et s’était joliment enrichi il y a quelques années, en organisant un procès. Sa compagnie était alors en situations difficiles, avec des problèmes financiers, et un navire marchand avait été attaqué par la Licorne. Perthuis avait poursuivi sa compagnie d’assurance devant les tribunaux nexusiens, et avait pu obtenir gain de cause. Le juge nexusien avait condamné l’assurance à verser à Perthuis une forte somme, qui avait permis à ce dernier de renflouer son activité. Cet élément, ainsi que les attestations des différentes personnes arrêtées, avaient permis à Sarah de demander l’arrestation de Perthuis à sa supérieure.
Malheureusement, Perthuis étant un Nexusien, il fallait d’abord que Nexus l’extrade. La procédure serait longue, et, en réalité, impossible à obtenir, car Perthuis avait des influences, et était un noble nexusien. Sa supérieure lui avait donc dit qu’il fallait qu’elle arrête là l’enquête. Tekhos ne voulait pas créer un incident diplomatique avec Nexus, d’autant plus que le fisstech sévissait surtout au sein de la population masculine. En somme,
on n’y pouvait rien. Sarah Pezzini savait qu’elle ne pouvait pas arrêter Perthuis, mais elle se refusait à admettre que ce salopard puisse s’en tirer. Il n’avait pas hésité à tuer tout un équipage pour s’enrichir, et, en continuant à fouiller dans son passé, elle avait aussi appris que Perthuis avait pris le contrôle de la maison lors de la mort de son père, qu’on avait attribué à un mercenaire, un voleur... Vu le profil du bonhomme, même sans aucune preuve, il était permis de penser que Perthuis était derrière ce meurtre.
Elle avait donc décidé d’aller à Nexus, et suivait Perthuis. L’homme aimait bien les femmes, et elle pensait user de cette faiblesse pour se rapprocher de lui. Elle agissait totalement en-dehors de sa hiérarchie, simplement motivée par son désir de rendre la justice, ce désir qui pouvait tout à fait l’amener à choisir de ne pas respecter les procédures légales, si ces dernières devenaient un carcan empêchant la bonne administration de la justice.
Sarah se tenait donc dans une ruelle sombre près de l’auberge, dans une tenue des plus indécentes : une
longue robe rouge à latex avec de hautes bottes. Elle était devant l’auberge, l’entrée étant surveillée par deux hommes armés à la mine patibulaire. Sous ses longs gants en latex, Pez’ sentit son bracelet s’agiter, vibrant.
*
Il doit sans doute réagir à toute cette magie... Nexus est bien plus magique que Tekhos, après tout.*
Dans l’obscurité de la ruelle, elle réfléchissait sur son plan d’attaque, sur la manière d’approcher Perthuis, et, surtout, sur ce qu’elle allait faire. Dirigeait-il la Licorne Noire ? Ou n’était-il qu’un second couteau ? Une sorte de lien, de politicien corrompu, qui, en échange de pots-de-vin, acceptait d’assister la Licorne ? Elle voulait s’enfermer avec lui, seule, et le faire parler, prendre tout son temps pour l’interroger, et s’occuper elle-même de la Licorne.
Le Witchblade continuait à s’agiter, et une voix fusa dans l’esprit de Sarah, l’avertissant qu’on la surveillait. Elle regarda autour d’elle, légèrement plus nerveuse, et entendit quelqu’un arriver depuis les toits, arrivant derrière elle. Dans l’obscurité de la ruelle, Sarah était difficilement perceptible, et tourna la tête vers lui.
«
Puis-je savoir qui vous attendez, et pourquoi ? »
Lui aussi restait dans l’ombre, mais Sarah pouvait deviner une silhouette fière et musclée. L’homme travaillait-il pour Perthuis ? Si c’était le cas, alors Sarah avait un moyen de pouvoir le rejoindre. Cependant, quelque chose lui disait que les choses n’étaient pas aussi simples. Comme si l’homme lisait dans son esprit, il poursuivit sur sa lancée :
«
Si c'est le comte Perthuis que vous cherchez, sachez qu'il est à moi. »
Elle esquissa un léger sourire.
«
Il semblerait que ce comte ne soit pas très populaire par chez vous. »
Comme la plupart des nobles, d’après ce qu’elle avait cru comprendre. La presse tekhane parlait souvent des risques de révolution à Nexus, des informations qui avaient tendance à inquiéter le marché boursier, en raison des nombreux investissements tekhans à Nexus.
«
Disons simplement que j’ai quelques questions à poser à Perthuis... Si vous voulez le tuer, je ne vous en empêcherais pas... Mais pas avant qu’il n’ait répondu à mes questions. »
Les gardes étaient toujours là. Cependant, Sarah entendit un bruit métallique, et s’écarta un petit peu. Une patrouille nexusienne composée de dix soldats débarqua alors, s’éclairant avec des torches. Ils avaient d’élégantes armures, des armes d’hast, et les lanternes éclairèrent brièvement le corps de Sarah, permettant ainsi de voir sa belle robe moulante. Les gardes s’écartèrent ensuite, poursuivant leur ronde.
*
Impossible d’entrer en force sans déclencher une guerre civile, c’est un quartier tranquille de Nexus...*