La théorie qu'il avait énoncée ne semblait pas convaincre du tout l'enchanteresse. Il fallait dire que Jad avait passé son temps à étudier les connaissances de son monde, et non celle de celui où il se trouvait. Et il semblait que les règles de l'univers dans lequel il avait atterri différaient bien de celui d'où il venait. Il plissa les lèvres, avant d'acquiescer. Il fallait donc oublier l'idée selon laquelle un rêve pouvait l'avoir fait voyager dans un autre monde. Cependant, l'idée en elle-même n'était pas écartée, puisqu'avec la magie présente, il était possible aux anges et aux démons de traverser des failles dimensionnelles. Autant dire que c'était là un point important que Jad ne se priva pas de noter dans un coin de sa tête. Comme pour l'inciter à manger, elle poussa vers lui l'un des nombreux plats qu'il y avait sur la table. Toujours hésitant et confus, Jad prit son couvert et attaque l'étrange créature qui semblait être une pintade cuite, mais avec un fumé plus prononcé, qui était rattrapée par le goût exquis qui fit frissonner la langue du professeur, loin d'être habitué à une telle saveur dans son monde.
Mais était-il bien venu d'un autre monde ? Décatis avança une théorie plus "réaliste", plus simple à vérifier : il aurait été enlevé et vendu comme esclave, drogué et laissé à l'abandon. Son esprit était encore troublé par la drogue qui aurait affecté ses pensées, sa mémoire. Jad observa avec intensité la femme, se demandant si c'était possible qu'il ait tout inventé, sans le savoir. Était-il donc de ce monde ? Il tenta de se rappeler quelque chose qui n'était pas déjà dans sa mémoire : son enfance... il se rappelait de la mort de son oncle qui l'avait poussé à comprendre l'idée de la mort, son éducation, l'amour de ses parents... dans un monde empli de voitures, d'avion, de lieu "moderne". Son adolescente passée à étudier le monde, la vie elle-même. Son voyage autour de la planète, la Terre. Plus il tentait de voir loin, plus cela lui semblait impossible qu'il ait imaginé tout cela : trop de détails, l'odeur du sable du Sahara, l'ivresse du vin de Bankock, les plaisirs charnels de la Russie, la spiritualité des tribus africaines, la folie de l'Amérique... Non, impossible. Son monde était réel, sinon comment autant de détails passeraient dans sa tête ? À force de réfléchir, il en avait mal au crâne. Il répondit, en se massant les tempes :
« Non... je n'avais pas de traces de liens autour des poignées. Et je ne pense pas avoir de marque qui indiquerait que j'étais un esclave... Et puis, j'ai trop de souvenirs de cet "autre monde"... et aucun de ce monde-ci. Ces... terranides... la magie... le château non loin... il y a tellement de différence entre les deux que... je suis désolé, j'ai mal à tête à force de réfléchir. »
Il prit le vin et le but, espérant que cela apaiserait son malaise. Elle lui sourit, tout en buvant de son calice, avant de parler avec un air sérieux. Jad, tout attentif, écoutait la proposition de la femme, parlant de ses "affaires" en "Ashnard". Non, ce nom, là non plus, ne lui disait rien. Elle proposa de le conduire jusque là-haut, mais de travailler pour elle, en échange de ce service. Avait-il le choix ? Comme elle le disait, il ne savait rien de ce monde, et bien qu'il semblait que cet endroit devait être le point de départ de leur enquête, il était certain qu'aucune réponse ne serait trouvée sans elle. De plus, songea-t-il, voyager lui permettrait peut-être de retrouver la mémoire. Il raisonnait logiquement, il avait tout à gagner à l'accompagner, à découvrir cette ville, Ashnard, et d'arriver jusqu'à chez elle, afin de trouver les réponses à ses questions. Cet objet, comme elle le disait, pouvait l'aider, alors il n'avait pas tant à hésiter, finalement.
« Je ne pense pas que je trouverai quoique ce soit ici... la ville est grande, de toute évidence, et j'ai la crainte de ne pas être à ma place... ou de subir l'enlèvement dont vous faisiez référence plus tôt. En toute honnêteté, je me sens plus rassuré de vous accompagner que de rester dans cette cité. En plus, les voyages forment la jeunesse, dit-on. Peut-être qu'en route, si je suis bien de ce monde, je retrouverai la mémoire en voyant un paysage familier. »
Il regarda Décatis en souriant, avant de dire, sans gêne réelle dans la voix :
« Je serai à votre service jusqu'à tant que je trouve les réponses à toutes mes questions. De toute manière, je ne pense pas trouver meilleur moyen d'atteindre ce but qu'en vous suivant. Si je peux vous assister en quoi que ce soit, je le ferai sans plainte, ni refus. »
Cela ne lui faisait pas peur : durant son voyage autour du monde, il avait dû travailler dur pour avoir quelques sous pour se nourrir et poursuivre son voyage sans encombre. Des travaux physiques aux petits boulots répétitifs, il avait tout vu, alors cela ne l'effrayait pas d'être au service d'une dame aussi distingué. Il mangea un morceau d'un légume semblable à une pomme de terre, qui se révéla en effet être une pomme de terre. Il avala tranquillement, avant de dire :
« Permettez-moi encore de vous remercier, madame. Si je ne vous avais pas rencontré, qui sait ce que je serai devenu... »
Il se dégageait de cette femme une aura apaisante, malgré sa stature et son regard pouvant presque percer la chaire. Il avait confiance en elle, en plus d'être intrigué par la magie et le mystère qui l'entourait. Cette bouteille de vin personnelle, ces colifichets, cette gentillesse... C'était aussi ça, Jad : un homme attiré par l'étrangeté, le surréalisme. Aussi, à présent qu'il trouva une épaule sur laquelle se reposer, il pouvait songer à ce qu'il avait vu qui l'avait enchanté. Ce monde était empli de mystère, et peut-être allait-il en découvrir autant, en voyageant avec elle.