Alors qu'Azazel, le cerveau tournant toujours à mille à l'heure, avait eu le temps de rassembler ses esprits quelques secondes pendant que les écailleux se débattaient sur la plaque de glace et s'apprêtait à tenter une nouvelle stratégie pour semer la confusion chez les monstres et filer à l'anglaise, il ressentit soudainement une douleur au flanc et se sentit décoller du sol quelques secondes avant de retomber rudement, récoltant quelques nouvelles blessures et ecchymoses au passage. Paniqué à nouveau, le thaumaturge crut l'espace d'un instant qu'une des créatures avait échappé à sa vigilance et l'avait pris en traître, et il faillit déployer une décharge télékinétique qui aurait bien pu envoyer la créature s'écraser contre le plafond de la grotte. Par chance, le sorcier constata juste à temps qu'il s'agissait en réalité de Telka, et sa surprise face à ce rebondissement céda bien vite la place à de la colère, surtout lorsqu'elle se mit à lui faire des reproches. À l'entendre, c'était de sa faute s'ils étaient en train de se faire attaquer par une horde de sardines mutantes à quatre bras. Se rendait-elle au moins compte qu'ils avaient décidé de les ajouter à leur garde-manger avant même qu'il n'ait bougé le petit doigt ? Il n'avait fait usage de sa magie contre eux que pour les protéger, et voilà qu'il se retrouvait plaqué au sol par celle qui aurait dû être son alliée, incapable de psalmodier une nouvelle formule, tandis que cette folle – car elle devait bien l'être pour agir de la sorte – tentait de parlementer avec des hommes-poissons affamés à l'élocution limitée. Il était tellement hors de lui qu'il en ignora complètement le fait qu'il se trouvait sous elle, leurs deux corps nus pressés ensemble dans une posture digne d'un combat de lutte greco-romaine. Soudainement, une des créatures frappa la téléporteuse à la tête à deux reprises tandis qu'Azazel écarquillait les yeux, et celle-ci s'effondra sur lui après une dernière parole – une parole d'excuse. Puis tout s'enchaîna si vite que le thaumaturge n'eut pas le temps d'invoquer de nouveaux sorts ni de se défendre de son corps, celui de Telka l'empêchant de se mouvoir. Les hommes-poissons s'emparèrent d'eux avec vivacité, et commencèrent par bâillonner le mage, ayant sans doute compris – malgré leur apparente primitivité – que la parole était pour lui une arme pouvant se révéler bien plus dangereuse, voire létale, que leurs lances et leurs crocs. La dernière chose que le jeune homme à la mèche d'ébène put voir fut deux créatures entravant l'une les pieds de sa compagne d'infortune et l'autre les pieds, puis il sentit qu'on le frappait durement à l'arrière du crâne, et il sut qu'il allait rejoindre Telka au Pays des Rêves pour un petit moment.
Lorsqu'il se réveilla, la première chose qui traversa l'esprit d'Azazel fut : « Je suis encore en vie ? ». Et cette pensée n'avait absolument rien d'humoristique. Le thaumaturge était réellement surpris. Il avait vraiment cru que les écailleux les dépèceraient avant de les faire cuire puis les dévorer. Non pas qu'il fut certain que cela n'était pas encore à l'ordre du jour. De plus, ses yeux ne pouvaient pas vraiment lui en apprendre plus sur sa situation actuelle. En effet, on les lui avait bandés, et il était également toujours bâillonné. Nonobstant, de la lumière et des formes filtraient à travers le morceau de tissu grossier qu'on lui avait noué autour de la tête, et il devina grâce à celles-ci, ainsi qu'à la chaleur qu'il ressentait sur l'avant de son corps, qu'il se trouvait près d'un feu. Le « magister », comme Telka l'avait nommé quelques instants (de conscience) plus tôt, s'étonna lui-même de faire preuve d'autant de sang-froid, mais il avait assez paniqué pour le moment. Il avait accepté le fait qu'il avait été transporté dans un lieu complètement inconnu, que des créatures oniriques – ou plutôt cauchemardesques – arpentaient en liberté, et avec peu de tolérance pour les intrus. Il avait accepté que, pour la première fois, sa vie était en danger. Il avait aussi accepté le fait qu'il pouvait renverser cette situation. Après tout, il était doué de magie. Sous le stress et la panique, il avait employé son don de manière désordonnée, et conséquemment pas très efficiente, mais en réfléchissant bien et en agissant de façon intelligente et mesurée, il se savait capable de les sortir de là. Mais d'abord, il devait savoir ce qu'était « là » exactement. Le jeune homme à la chevelure mauve voulut en premier lieu se débarrasser du bandeau qui l'empêchant de voir – une décharge télékinétique et on en parlait plus –, mais une créature risquait de le voir. Le sorcier décida alors de se concentrer sur ses autres sens avant de faire quoique ce soit. En premier lieu, il releva la tête et inspira un grand coup par le nez. L'air autour de lui lui apporta des fragrances d'abord poisseuses, qu'il identifia comme l'odeur des bêtes bipèdes dont ils étaient prisonniers, ainsi que de bois brûlé, puis, à la deuxième inspiration, il put sentir un parfum d'humidité et de... sel ? Dans son dos, passant sous ses bras qui avaient été attachés au dessus de sa tête à ce qui semblait être un tronc d'arbre, à l'instar de ses jambes, Azazel put sentir une brise fraîche et également humide, créant un contraste avec la chaleur du feu. Son ouïe acheva de le convaincre de l'idée qu'il se faisait de l'endroit où ils se trouvaient : le bruit calme et apaisant du remous des vagues. Les créatures les avaient amenés sur une plage. Et alors qu'il réalisait cela, un autre son vint le heurter : le silence. Pas le silence qui règne dans les lieux où pas une âme ne vit. Non, ce silence... paisible – même si le mot lui semblait curieusement hors de propos dans leur situation –, celui auquel vous êtes confronté lorsque vous ouvrez la porte d'une chambre et que tout le monde à l'intérieur était profondément endormi.
Redressant la tête, le thaumaturge plissa les yeux. Le bandeau qui les couvrait se détendit et glissa sur son cou, s'accrochant légèrement au bâillon au passage. Le jeune homme dût cligner plusieurs fois des yeux avant de pouvoir voir clairement. Puis il les vit. Son souffle se bloqua un moment dans sa gorge. Plus d'une cinquantaine de ces hommes-poissons se trouvaient là, entassés à même le sol autour du feu, quelques peaux en guise de couverture pour certains. Analysant rapidement tout ce qu'il pouvait voir, Azazel essaya de trouver Telka, mais il ne la vit nulle part. Se débarrassant du bâillon comme il l'avait fait pour le bandeau, le sorcier soupira. Elle avait beau les avoir mis dans cette situation avec ses états d'âme stupides, il ne pouvait pas la laisser livrée à son sort ; ça ne lui ressemblait pas de toute manière, énervé ou non. Logiquement, elle ne devait pas être bien loin, à moins que les créatures l'aient... Le thaumaturge écarquilla les yeux, puis secoua la tête après quelques secondes. Non, non, il ne devait présumer de rien ; il fallait qu'il reste le plus clair et le plus calme possible, et ce genre de pensées négatives ne l'y aideraient pas. En revanche, ce qu'il l'aiderait, et ce qui fut son premier réflexe, c'était la magie. Toujours attaché au tronc au cas où une créature se réveillerait, Azazel inspira, se détendant autant qu'il le pouvait. Il ne s'agissait pas de se tromper, car il était sur le point de se servir de ses connaissances les plus avancées, mais aussi les plus mystérieuses.
« Zluala pa lir, » laissa-t-il rouler sur sa langue dans un murmure, les yeux fermés.
Un frisson qui n'avait rien à voir avec la température parcourut son corps, lui donnant la chair de poule. Même ces trois simples mots étaient empreints d'une magie qui n'avait rien à voir avec ses pouvoirs innés ou les incantations en latin et autres langues mortes qu'il connaissait. Azazel l'appelait « le Mot ». Enfin, en réalité, c'était plutôt l'auteur de son grimoire qui avait nommé ainsi ce langage qui se trouvait être un puissant catalyseur magique, permettant à n'importe quelle personne dotée ne serait-ce que d'une once de pouvoir mystique d'accomplir des choses au-delà de leur portée habituelle. Lorsque le thaumaturge avait acquis son grimoire – qui n'avait rien à voir avec les ouvrages modernes qu'il collectait également pour perfectionner son « métier » –, il avait d'abord cru qu'il ne pourrait pas l'exploiter. En effet, plus de la moitié de l'ouvrage avait été écrit dans une langue qu'il ne connaissait pas, exprimée par des symboles qui ne lui évoquaient absolument rien. Il s'était donc dans un premier temps concentré sur la partie qui lui était accessible, sans doute ajoutée par le précédent propriétaire, car sa première page indiquait qu'il « espérait que le prochain aurait plus de chance » et qu'il « lui passait ses connaissances dans l'espoir qu'elles se révèleront utiles ». Azazel avait essayé de comprendre, mais après plusieurs mois sans même une piste, il avait abandonné. Pourtant, sans qu'il puisse se l'expliquer, le grimoire avait fini par lui livrer ses secrets. Et il ne s'agissait pas d'une figure de style.
Une nuit, alors qu'il avait repris contact avec sa magie qu'il avait refoulée à son arrivée au Japon, à l'heure la plus sombre, le jeune mage, épuisé d'avoir passé des heures à étudier les sorts et rituels de son prédécesseur, s'était endormi sur l'ancien ouvrage, et il avait rêvé. Mais cela n'avait pas été pas un rêve ordinaire. Le grimoire lui avait laissé voir sa création, à travers les yeux de son responsable, et au réveil, les symboles étaient devenus pour lui aussi clair que l'alphabet latin. La prononciation lui avait posé quelques soucis, mais il avait fini par s'en sortir grâce aux instructions laissées par le propriétaire originel, qui avait apparemment eu dès le départ l'intuition que son grimoire finirait entre les mains d'une personne incapable de le déchiffrer sans un peu d'aide. Azazel, encore maintenant, ignorait si une quelconque entité l'avait estimé digne d'obtenir ce savoir, car ce dernier était loin d'être sans poids, ou s'il s'agissait juste d'un heureux hasard. En effet, plus la quantité de magie qu'on avait à lui offrir était importante, et plus les limites du possible se desserraient, à condition de savoir quoi dire. Et dans le cas présent, le thaumaturge venait de temporairement s'octroyer le don de rétrocognition, en fixant son vœu sur les mots « laisse-moi voir ». Rouvrant ses yeux, qui brillaient désormais d'une pâle lueur violine, le mage embrassa une fois de plus son entourage du regard, mais celui-ci ne percevait plus l'instant qu'il vivait. Il était à présent témoin du passé.
À priori, sa vision avait voyagé plusieurs heures en arrière. Peut-être trop. Le soleil était encore haut dans le ciel, et la plage était déserte, comme l'en informa un coup d'oeil autour de lui. Se déplacer hors de cette scène lui était impossible – du moins, s'il ne fournissait pas plus de pouvoir, ce qu'il ne pouvait pas se permettre. Ce fut d'ailleurs pour la même raison que le jeune sorcier referma immédiatement les yeux. Si remonter aussi loin n'était pas nécessaire, mieux valait écourter ses observations – voir les évènements passés les plus récents coûtaient, de manière assez logique, moins d'énergie. Les rouvrant une fois de plus, Azazel constata que sa deuxième tentative s'avérait plus fructueuse. Alors que le soleil déclinait à l'horizon, commençant à disparaître derrière les flots, le jeune homme aux iris lilas put voir la masse de créatures arriver sur le plage, transportant, attachés à des branches tels des porcs à faire rôtir, leurs corps inconscients ; celui de Telka et le sien. Une fois qu'ils furent tous les deux attachés à l'arbre – Azazel faillit rire jaune en découvrant que la jeune femme était tout simplement attachée derrière lui, de l'autre côté du tronc –, il put les voir installer une sorte de grand bucher au milieu duquel trônait un totem, qu'il avait aperçu à la lueur des flammes quelques instants plus tôt, dans le présent, sans y faire réellement attention, le tout semblant être supervisé par une espèce de... shaman, ou quelque chose dans le genre. Il s'agissait également d'un homme-poisson, mais, à la différence des autres, il arborait des peintures étranges sur sa gueule – visage n'était pas un terme approprié selon le thaumaturge –, et sa lance était décorée de tout un tas de grigri. Selon toute vraisemblance, Telka et lui-même auraient dû servir de sacrifices lors d'un rituel dont il ignorait les tenants, alors pourquoi étaient-ils encore en vie ? À moins que... Une fois de plus, Azazel écarquilla les yeux : était-ce là la preuve de la disparition prématurée de la téléporteuse ?
Au moment où le jeune homme allait mettre fin à son sort pour s'en enquérir, il vit le shaman pointer d'un de ses doigts griffus le ciel, plus précisément le soleil, et alors il comprit. Les créatures ne les avaient pas encore tués car elles attendaient un événement céleste précis, ce qui était assez commun dans les rituels magiques, quelque soit le résultat recherché. Et ici, il importait peu à Azazel. L'important, c'était que cela leur avait permis de survivre jusqu'à ce qu'il se réveille. Rompant enfin son sort, le thaumaturge mit quelques minutes à se remettre. Il n'était déjà pas physiquement au top, et il venait de brûler en quelques instants au moins un quart de son énergie mystique. Il se permit de bien reprendre son souffle, puis, s'armant de courage et de détermination, et après avoir vérifié une dernière fois qu'aucune des créatures ne le voyait – une chance qu'il n'ait apparemment pas estimé cela nécessaire de poster un garde, à moins que celui-ci ne fût en réalité autre que cet individu avachi contre sa lance enfoncée dans le sol légèrement à l'écart du groupe ? –, il défit ses dernières entraves grâce à sa télékinésie, tentant de faire le moins de bruit possible en tombant sur le sable mêlé de terre au pied de l'arbre. À pas de loup, il en fit le tour et découvrit avec soulagement que Telka était toujours là, et toujours inconsciente. Elle avait dû salement déguster pour rester dans les vapes aussi longtemps. Non pas qu'il eût grand-chose à dire pour sa propre défense, néanmoins. Mais il aurait tout le temps d'y songer plus en détails une fois qu'ils seraient hors d'atteinte de ces sardines mutantes. Détachant la jeune femme avec précaution, en s'arrêtant plusieurs fois en plein mouvement lorsqu'un son lui parvenait, Azazel finit par la charger péniblement sur son dos, puis, les yeux rivés vers les créatures pour s'assurer de ne pas se faire attaquer par derrière, se mit à s'éloigner à reculons vers l'intérieur de la forêt qui bordait la plage.
Mauvaise idée.
Au bout d'à peine deux mètres, il trébucha sur une souche et, entraîné par le poids de Telka, tomba sur un amas de branches sèches dont le craquement, dans le silence absolu de la nuit, sonna comme un coup de feu. Le garde se réveilla, remarqua que les prisonniers s'étaient échappés, et donna immédiatement alerte.
« Eh merde, » fut la seule réaction que put produire le jeune homme. « Merde merde merde merde merde ! » renchérit-il lorsqu'il vit plusieurs individus s'armer avec célérité et s'élancer vers eux pour les récupérer.
Une fois de plus, le jeune homme se reposa sur sa meilleure défense : sa magie. Et une fois de plus, il n'y alla pas vraiment dans la dentelle et de manière réfléchie. S'inspirant de ce qu'il voyait, il se mit à psalmodier en traçant à la hâte un cercle autour d'eux:
« Air, Feu, Eau et Terre,
éléments de la naissance astrale,
j'invoque votre présence dans ce cercle sacré
protégé de toutes négativités.
J'invoque votre présence ici et en ces lieux,
des vents, des volcans, de la mer et de la terre.
Sortez et venez.
J'invoque votre présence, entendez mon appel! »
Des racines jaillirent du sol et filèrent droit sur leurs assaillants les plus proches, les plaquant au sol, tandis que, sur la plage, le feu de camp semblait soudainement animer d'une vie propre, des langues de flamme venant s'enrouler autour des créatures restées trop près, les faisant pousser des cris de douleur et d'effroi. Le shaman réagit rapidement, entamant une litanie étrange dans ce qui servait de langue aux hommes-poissons, mais, le temps qu'il annule les enchantements d'Azazel, le jeune homme et sa comparse avaient disparu.
Courant aussi vite qu'il le pouvait, Telka toujours sur son dos, le thaumaturge donna tout ce qu'il avait dans cette fuite effrénée. Il parcourut des kilomètres sans même s'en rendre compte, la peur au ventre, se sachant bientôt incapable de se servir de la moindre magie pour se garder des monstres qui en voulaient à leurs vies. Lorsqu'il n'en put plus et s'écroula littéralement, la jeune femme boulant à quelques centimètres de lui, il s'était enfoncé très loin dans la forêt. N'ayant même plus la force de s'assurer qu'il ne venait pas de les mener tous les deux dans un autre sac de nœuds, et espérant dans un dernier instant de lucidité que les sardines mutantes n'allaient pas leur retomber dessus, Azazel sombra à nouveau, presque avec délice, dans l'inconscience. Sur son dos, la peau couverte d'entailles et de bleus changea. Peu à peu, un étrange tatouage représentant un cercle mystique se dessina.