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Il faut vous lever votre altesse, les négociations avec la délégation Ashnarienne vont débuter dans moins de deux heures.Je déteste ça. Être réveillée trop tôt le matin : il est seulement dix heures ! Que l'on soit en temps de guerre ou non, je m'en fiche. Ça n'est pas la première fois que Castelquisianni est attaqué par des pillards. Pour ne rien arranger, j'ai passé une très mauvaise nuit : Fabbio a insisté pour que je sois gardée par un de ces
Spostanacci. Tout dans ces créatures est déplaisant ! À commencer par leur nom, un mot compliqué pour dire golem. Un assemblage de morceaux de métal vaguement humanoïde, une sorte de pantin cuirassé, d'un mètre cinquante de haut. J'ai tout fait pour le rendre élégant, j'ai demandé à ce qu'on le peigne en bleu et qu'on lui ajoute des dorures. Mais rien n'y fais, rien ne peut y faire ! Ce truc a une chaudière dans le dos ! Le bruit m'a tenu en éveil pendant des heures. Je déteste les mages incapables qui ont inventé cette chose. Heureusement, elle m'obéit au doigt et à l’œil... sauf quand je lui demande de s'éloigner à plus de quinze mètres.
Je me retourne dans mes draps roses, et enfouie la tête contre mon oreiller. Malgré l'insupportable feulement de la vapeur que je devine provenir du Spostanacci, à l'entrée de ma chambre, j'entretiens un instant le fol l'espoir de me rendormir... On me laisse ainsi une dizaine de minutes, je crois, mais elles me paraissent passer bien vite. Puis j'entends de nouveau l'appel, plus insistant, de mon valet.
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Votre altesse...-
Spostanacci, cet individu me fait chier. FAIS LE DEGAGER, je réponds crescendo.
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Votre altesse...-
T'U M'AS POURRI MON REVEIL.Je me contente de constater un bruit de pas lourds mais rapides qui s'approchent, et une exclamation plaintive en provenance du serviteur. Les deux grands pavois d'acier qui parent les bras de la créature de métal le repousse, et il n'a d'autre choix que de reculer. À contrecœur, je m'extraie de mon cocon, et je m'assoie sur le rebord de mon lit. Avec un air las, j'ordonne :
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C'est bon, j'ai plus envie de dormir.C'est au tour de la révérante Colocheci, une vieille femme plissée, de me faire la leçon alors que je prends mon petit déjeuner, ou plutôt les quelques fruits supposés me faire tenir encore une heure. Je déteste ça. Qu'on me parle pendant que je mange.
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Les troupes de Tywill Korvander sont en nombre important, mais celui-ci serait rendu inutile par le fleuve s'ils n'avaient eu des dragons. Impossible pour la Specia de les mettre en déroute, ou même de tenir un siège sur la durée avec de tels monstres. Aussi il a été décidé de limiter au maximum toute exposition de nos propres soldats, afin de minimiser au maximum les dégâts matériels et humains. Cependant, la chose déterminante, celle qu'il faut prendre en compte, c'est qu'ils bloquent toutes nos routes. Les pertes engendrées par l’arrêt du commerce pourraient aisément être plus conséquentes que celles qui découleraient d'une éradication de toute notre caste militaire. Les négociations vont certainement aboutir à...-
Pourquoi tu m'infliges ça ? C'est Fabbio qui va les mener, tes négociations. Je ne sais même pas à quoi je sers. Hé, tu penses que je pourrais leur acheter un dragon ? Ça pourrait remplacer ce truc. Signe de la main vers le Spostanacci.
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Je l'ignore votre altesse. Je ne vous le conseille pas. Ce sont des monstres féroces.-
On s'entendrait alors. Entre monstres féroces. Bon. Qu'on aille me chercher mes fringues.Malgré le service d'une coiffeuse et d'une maquilleuse qui s'activent pour rattraper le retard, me préparer prend une bonne heure. Heureusement, comme d'habitude, j'ai plutôt fière allure.
Une robe jaune, dans la tradition Castelquisianne, ce qui signifie en langage commun horriblement lourde et encore plus horriblement chère. Trois couches des étoffes les plus précieuses rien que pour la jupe, des rubans et des pierreries à ne plus savoir qu'en faire... Montrer sa richesse est indispensable pour une princesse comme moi. Comme à chaque fois, je me sens belle, et en même temps terriblement entravée.
On ne peut pas dire que je m'inquiète, alors que la grande aiguille de l'horloge entame les derniers tours avant l'heure prévue des négociations. J'entends le personnel se hâter partout dans le Castel. Je ne retrouve Fabbio quelques instants plus tard. C'est toujours
le même bel homme, très raffiné, dans la quarantaine, une peau claire, des cheveux blonds, une barbe rase et bien entretenue. Il a un visage fin, le visage de quelqu'un d'intelligent... on se ressemble un peu, en somme. Je ne sais pas si c'est mon père. Je m'en fiche. Ce qu'il porte vaut au moins aussi cher que ma robe. Il a toujours aimé l'argent. Mais pas autant que le pouvoir ; sinon, je suppose qu'il se serait contenté de devenir marchand et de faire fortune comme tous les Castelquisians de bonne famille. Lui aussi est accompagné d'un Spostanacci armé de deux pavois, qui le suit de loin. De suffisamment près pour pouvoir le rejoindre d'un seul bond puissant, j'imagine.
Je m'avance à côté de lui, et nous marchons jusqu'aux ashnardiens. Je ne me gène pas pour les observer. La plupart correspondent bien à la vision que la plupart des gens en ont. Des brutes en armure dont la subtilité est loin de sauter aux yeux. Les miens restent fixés sur l'anomalie du tableau. Une jeune femme somptueuse, dans une robe légère. Je me demande ce qu'une telle perle fait dans un si grossier paysage. Malgré ses allures royales, j'en viens à espérer qu'il ne s'agit que d'une quelconque servante. Je sens ma jalousie monter en flèche en apprenant qu'il s'agit de la fille du despote. Poitrine, hanches, visage délicat, longue chevelure blonde, je détaille avec envie. Rien à voir avec son père, l'évidence est tout ce que je lui accorde.
Finalement, Fabbio s'incline bien bas devant le roi de Sylvandell, une révérence, tout un art dans la principauté, maîtrisée à la perfection : le pied droit très avancé, le bras droit allant former un angle droit au niveau de la taille, les genoux fléchissant, la tête et le buste courbés tout en gardant ce dernier bien raide. Dans le protocole Castelquisian, une courbette de ce type indique que l’exécutant se place dans une situation hiérarchique inférieure. Pour un régent, l'usage en est presque exclusivement réservé à l'égard des monarques aux grosses armées, ainsi qu'au mien. Tout un pataquès. L'étiquette m'ennuie. Je fais quelque-chose de plus simple.
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Soyez le bienvenue à Castelquisianni, ô Tywill Korvander, illustre suzerain de Sylvandell, puissant meneur d'hommes, maître des plus terribles dragons. Je suis Fabbio Strenza-Raffaëlli, régent, et voici...-
Cyriel Raffaëlli, princesse de Castelquisianni.Je sais que Fabbio m'assassine en son for intérieur pour l'avoir interrompu, mais il ne montre bien sûr rien de sa vexation. Je l'ignore, mon regard, sans être trop fixe, reste concentré sur mon homologue de l'autre camps. Quand la discussion reprend, j'ose même lui adresser un sourire.
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Nous avons le soucis absolu que les négociations se déroulent dans les meilleures des conditions... Mais nous avons également celui de rendre votre séjour le plus agréable possible. La guerre éprouve les plus robustes des combattants. Soufreriez-vous ainsi que l'on vous offre humblement un repas céans ? L'heure s'y prêterait.Je sais que la table, à l'intérieur du castel, est déjà recouverte d'une nappe en soie grise et or, et que les plats n'attendent plus qu'à être servis.