Il aurait été ridicule d’appareiller un navire simplement pour deux personnes. La Reine allait embarquer dans le Shearwater, un navire militaire qui avait pour but de livrer au Bosquet une cargaison de canons et de stocks de poudres à utiliser pour armer leurs navires. Les Hauts-Elfes disposaient de leur propre flotte, un assortiment de bateaux élégants et fins, dont les voiles étaient d’une redoutable beauté, et qui permettaient à ces navires de voyager rapidement, en filant sur le vent. Cependant, la technologie des elfes ne les préparait guère aux combats maritimes, ce qui posait problème contre les pirates. Leurs flèches ne pouvaient pas faire grand-chose contre les boulets de canon des pirates. Or, la maîtrise de la poudre à canon était une technique qui était plus connue des nains que des elfes. Les humains, qui avaient cette capacité naturelle à appréhender tout ce que les autres peuples faisaient, la maîtrisaient également, et soutenaient leurs alliés en leur envoyant souvent des cargaisons de poudres, ainsi que des canons. Cette alliance n’avait pas été remise en cause par le Roi Thamir, qui avait au contraire signé des décrets l’amplifiant. Sous son règne, les navires elfiques avaient de plus en plus tendance à sortir, Thamir ayant décidé que son peuple devait se doter d’une flotte navale plus puissante, afin de pacifier la région. La piraterie était en hausse, et les autorités légales se devaient de réagir.
Elena ferait donc partie de ce voyage, en compagnie d’Adamante, de Nyzaël, mais aussi d’Élizéa. Nortrom, quant à lui, fut secrètement surveillé par Zephyr, l’agente spéciale de la Reine. Discrète et efficace, la Zerrikanienne se faisait passer pour une révolutionnaire, alors que, en réalité, elle avait prêté serment d’allégeance il y a des années auprès de Liam Ivory. Elle cherchait tout simplement à protéger Nortrom, et à s’assurer que ce dernier ne chercherait pas à s’enfuir. La Reine tenait à cet homme, et c’était amplement suffisant pour Zephyr. Ronald Langley approuva ce voyage, en considérant que, dans une galère militaire, la sécurité de la Reine serait assurée, d’autant plus qu’elle se contenterait de remonter un fleuve.
La Reine passa donc ces trois jours à se préparer. N’ayant théoriquement encore aucun pouvoir, elle se contentait de recevoir des gens, et de s’intéresser à l’activité législative du Conseil de Régence. Ce dernier passa tout un après-midi à avaliser les décisions de justice rendues par les différents tribunaux et par le Parlement de Nexus. Elena pouvait partir pendant une ou deux semaines sans craindre que, à son retour, la ville ne soit à feu et à sang. D’après Zephyr, les contestations étaient calmes en ce moment. Il y avait peu de réunions révolutionnaires, mais, comme d’habitude, il suffisait d’une étincelle pour mettre le feu aux poudres. La plus grande hantise de la Reine était de voir la ville brûler de l’intérieur. Zephyr lui avait expliqué que certains rebelles avaient voulu enflammer le stock de feu grégeois détenu dans l’arsenal, mais leur assaut, mal organisé, avait été un piteux échec, et avait donné lieu à une séance d’exécution publique.
« Ton mage a échoué...
- Le plus étonnant aurait été qu’il réussisse. »
Blood ne dit rien. Elle était dans une auberge de la ville, le long du port, et voyait, depuis la fenêtre, l’arsenal. C’était un superbe fort s’étalant sur plusieurs kilomètres, comprenant d’épaisses fortifications avec des tours, des archers, des arbalétriers, et des drapeaux. Les fortifications plongeaient dans l’eau. Il était impossible d’entrer dans l’arsenal sans passer par le corps de garde principal. Les égouts étaient obstrués par de solides grilles, et escalader la paroi était théoriquement impossible, vu l’épaisseur du mur, et l’absence d’encoches. Des drapeaux flottaient dans le vent, et on entendait les goélands et les mouettes, en ce début de matinée.
« La cible est toujours en vie...
- Leur navire fera une halte à Baram. »
Blood hésita. Des chariots rentraient continuellement dans l’arsenal, sans compter les patrouilles. Impossible d’atteindre qui que ce soit d’ici, mais, sur la mer, ce serait autre chose.
« C’est donc là-bas que je m’occuperais de cet homme. Qu’as-tu obtenu de la part de ton mage ?
- Sa mort n’aura pas été totalement vaine. C’est le Silencer, un homme assez connu dans sa ville natale, Aeol Drias. Ses pouvoirs sont liés au Silence, et peuvent notamment annihiler provisoirement toute énergie magique.
- Je comprends mieux pourquoi tu as fait appel à moi... »
Blood esquissa un léger sourire. Elle n’utilisait pas la magie pour se battre. C’était une Tekhane. La magie était réservée aux faibles, à ceux qui ne croyaient pas en la magie. Pour l’heure, elle allait devoir rejoindre Baram, une ville située le long du fleuve, et qui servait souvent de relais pour les voyages commerciaux et les expéditions remontant le long du fleuve. Elle trouverait bien une occasion, là-bas, pour abattre sa cible. Alors qu’elle y réfléchissait, elle sentit les deux mains froides de Crow se poser sur ses hanches. Il se glissa dans son dos, et elle sentit sa langue glisser près de son cou.
« Ne me déçois pas... »
Crow se volatilisa ensuite, un corbeau sortant de la fenêtre, pour filer dans le ciel.
« Ce n’est pas mon intention... » susurra Blood pour elle-même.
Le carrosse royal apparut vers huit heures du matin, accompagné de quelques cavaliers, et pénétra dans la cour de l’Arsenal, en passant par le corps de garde. Il y avait une succession de quais abritant les navires militaires. Le cœur de la flotte royale de Nexus reposait ici, mais l’arsenal comprenait aussi des entrepôts de stockage abritant la poudre à canon et les armes des soldats. Il y avait aussi des baraquements et des casernes. On sortait du fort par des écluses qui s’ouvraient périodiquement au passage des navires. La sécurité y était très importante, car personne n’était autorisé à pénétrer dans les lieux sans autorisation. Preuve du caractère très administratif du royaume, chaque soldat affecté à l’Arsenal, ainsi que chaque ouvrier, recevaient une autorisation officielle, contresignée par le seigneur de l’Arsenal, et devaient la produire à chaque fois qu’ils entraient dans l’arsenal.
Le Shearwater était un élégant voilier, comportant trois-mâts, et qui abritait aussi des rangées de rames. Il était plutôt grand, et comprenait également deux rangées pour les canons, une cale abritant le vin, les victuailles, et les cargaisons de poudres. La Reine logeait dans des appartements sur le pont, près de ceux du capitaine du navire, ainsi que des hôtes de marque. L’équipage dormait dans la soute. Quand Elena sortit du carrosse, il y eut un bref moment de pause, tous les hommes et les femmes s’agenouillant en saluant la Reine, comme il était de coutume de le faire.
Un capitaine de garde, Jennings, s’approcha d’Elena, et, après une courte révérence, lui expliqua ce qui se passait :
« Le navire est chargé, et l’écluse permettra de sortir d’ici une quinzaine de minutes. J’ai eu ouï-dire que vous attendiez un passager, un certain... Nortrom.
- C’est exact, Capitaine.
- Il n’est pas encore arrive. Voudriez-vous le voir quand il sera venu ?
- Ce serait préférable, oui. »
Jennings hocha lentement la tête, et proposa ensuite à Elena d’aller dans sa cabine. Un ouvrier attrapa les affaires d’Elena et d’Adamante, et les femmes montèrent sur le bateau. Elena connaissait la rumeur : les femmes portaient malheur sur un navire, mais il y avait sans doute exception pour la Reine. Le pont du navire avait été briqué et lustré, et plusieurs gardes se tenaient à leurs postes, dans leurs uniformes marins. Ils n’avaient pas d’armures, si ce n’est, pour les officiers, quelques éléments sommaires. Porter une armure en pleine mer, ce n’était pad très pratique. Sin on tombait à la mer, le poids de votre armure vous envoyait couler par le fond.
Sa cabine était assez élégante, comprenant une table, un petit bureau, de confortables fauteuils, et un lit à baldaquin pour deux personnes. Il y avait deux autres pièces, une conduisant à la salle de bains, et une autre à une chambre annexe. Jennings lui expliqua que c’était la cabine du capitaine du navire, mais que ce dernier avait entendu la céder à la Reine de Nexus.
« Il faudra que je le remercie en personne.
- Il est en train de donner des commandements à ses hommes, dans la cale. »
La Reine remercia le capitaine pour sa précieuse assistance, et, dans un claquement de bottes, ce dernier rompit, le dos bien raide, laissant Elena avec Adamante. La Reine s’assit sur un fauteuil, et ferma les yeux.
Le départ était imminent.