Il était tard. C'était presque la fin de ta journée, toi ô grand fonctionnaire surpayé. Il te restait bien peu de choses à faire : classer un peu de paperasse, donner à manger au recycleur de papier, tourner la clé deux fois dans la serrure de ton bureau, descendre deux étages en ascenseur et rentrer chez toi. C'est ce que tu espérais, avant de recevoir un coup de fil qui ne présageait rien de bon. A chaque fois que le téléphone sonnait à partir de dix-sept heures, ça ne voulait dire qu'une chose : les ordres viennent d'en haut et les soucis se pointent avec un grand sourire et en faisant coucou avec la main.
Faisons une ellipse de dix minutes pour épargner à certains yeux innocents la vue d'une centaine d'injures diverses, variées et originales. Ainsi, après une discussion animée avec le procureur en chef à propos d'une mission de la plus haute importance et qui ne pouvait pas attendre, tu avais raccroché rageusement et tu avais manqué d'éclater le téléphone en morceaux. Il faut dire qu'on pouvait faire quelques blagues suggestives à propos de ton bras droit, bien plus musclé que ton bras gauche. Sans réfléchir, tu avais dégainé ton paquet de clopes et ton briquet. Une bouffée plus tard, une alarme retentissante cornait les oreilles de tout un étage. L'alarme fut bien vite coupée, un représentant de sécurité entra dans ton bureau furieux, tu l'accueillis avec la clope à la bouche et ton majeur pointé vers lui. Décidément, la soirée s'annonçait folklorique.
En quoi consistait la mission sus-mentionnée ? Rien de bien méchant, démanteler un trafic d’ecstasy. Selon les informateurs qui allaient sans doute se faire massacrer par les fournisseurs et les consommateurs derrière, ils profitaient des horaires de nettoyage de la piscine pour aller dealer à l'abri des regards. C'est pourquoi aux alentours de neuf heures du soir, tu te trouvais devant les portes de la piscine. Rien que le fait de devoir démanteler un trafic t'emmerdait : tu savais que certains jeunes vivaient de ce trafic, que les arrêter les conduiraient à la mort de faim, de soif et autres joyeusetés une fois relâchés. Au fond, malgré ce que les gens pensaient, t'étais pas si froid et insensible que ça. Tu te souciais quand même de la relève, tu ne faisais plus ton boulot pour régler la justice comme on te l'avait inculqué il y a trois ans.
Non, tu voulais vivre dans un monde juste. Ce n'était qu'une utopie, et tu le savais : il y aura toujours un humain pour commettre un meurtre, un pourri pour laisser passer et des fonctionnaires sensibles aux pots-de-vin. La seconde raison pour laquelle tu ne voulais pas te mêler à ces affaires de trafic était parce que si ç'avait été de la drogue plus douce, tu aurais pu être l'un des clients. Ces derniers temps, les douleurs dans ton corps étaient devenues insupportables : c'était donc à grands renforts de weed et de shit que tu calmais les assauts de la faiblesse corporelle. Rien que d'y penser, des dizaines de chansons te passaient en tête. Oui, tu étais devenu accro à la musique. Peu de gens le savaient, mais c'était une obsession.
Trois jeunes venaient de sortir de la piscine. Rien qu'à leur look et au pognon qui dépassait de leurs poches, tu devinais que c'étaient les fournisseurs. Ceux qui se faisaient les couilles les plus dorées sur les trafics, mais aussi ceux qui se les faisaient arracher au massicot si ils se faisaient choper. Un élan de compassion. Tu diras qu'ils t'ont échappé, que vous savez vu mon état j'ai pas pu les poursuivre, que non je n'ai pas vu leurs visages. Mais envers eux, un petit sourire aux dents pointues suffira. Un signe de la main droite pour compléter, tandis que ton oeil blanc s'illuminait d'une lumière bleue. Leurs corps étaient un peu rouges, mais pas tant que ça. Ils tenteraient de t'attaquer uniquement si toi tu tentais de les arrêter, et telle n'était pas ton intention. Soulevant ton bras gauche, tu croisas les bras avec un petit sourire.
-Salut les jeunes. Bien vendu ?
Flottement. Anxiété, envie de fuir, puis relâchement en voyant que tu ne faisais rien pour les arrêter. Donc c'est avec un petit sourire qu'ils répondirent.
-Pas trop mal, ouais. Attendez une minute... vous ne seriez pas M. Rose, le procureur ?
-Ouais, c'est moi... je compatis, les jeunes. Vivez la vie. Je suis censé vous arrêter, là, maintenant, mais je ne vous ai pas vus. OK ?
Deuxième frisson chez eux, tu le ressentais. Ils se méfiaient de toi, mais ils t'accordaient leur confiance. Au fond, ils devaient savoir que tu avais été jeune toi aussi. Ton enfance n'avait pas été exactement la même, mais elle avait été baignée dans un crime plus grave, ce qui faisait que tu les comprenais d’autant mieux. Puis les langues se dénouent.
-Dites, vous pourriez aller voir vers la piscine extérieure ? Y'a un type chelou qui fume une sorte de pipe bizarre !
Sans répondre, tu te dirigeas vers l'entrée tandis qu'ils partaient dans la direction opposée. Diversion pour partir ou bien réalité ? Tu ressentais une sincérité touchante chez eux, donc tu étais réellement parti voir. Tu fus accueilli par une fumée si dense que tu en avais oublié que vous étiez à ciel ouvert. Devant toi ? Une sorte d'amérindien qui chantait, un calumet tout emplumé dans la main droite. Tu t'avanças lentement, un peu mal à l'aise. Tu reconnaissais l'odeur très facilement : weed. Un type d'herbe inconnu pour toi, par contre. Tu te raclas la gorge, l'air de rien, et tu tentas la conversation bateau du type bien qui ne juge pas mais qui tient à savoir.
-Heu.. Qui êtes vous ? Et qu'est-ce que vous faites ici ?
D’instinct, tu sortis une clope de ton paquet et tu l'allumas. Tout ce que tu avais fait, c'était rajouter un peu plus de fumée dans l'endroit, déjà si enfumé qu'on aurait pu penser qu'il s'agissait du brouillard... Ou d'un aqua. Oui, tu venais seulement de le réaliser, mais la densité de la fumée aurait permis de faire un aqua en plein air, ce qui est tout à fait contradictoire.