Il riait.
Peu de gens pouvaient se vanter de le faire rire franchement. Contrairement à d'habitude, ce n'était pas un ironique ricanement, ou un sardonique et sadique éclat de joie, alors même qu'il sentait monter en lui le plaisir de briser le bras d'un homme, ou celui de violer une jeune femme qu'il avait vaincu après un combat provoqué par un affront personnel. Oh, oui. Même ses soldats les plus proches le voyaient peu rire.
Le convoi maritime était d'importance, tant et si bien qu'on avait affrété, en plus des deux bateaux de marchandise, deux navires de guerre pour les escorter, l'un appartenant à un riche baron, l'autre étant estampillé Marine de Nexus. Quand on peut soudoyer qui on veut, certaines démarches deviennent bien plus faciles. Par ailleurs, en plus du bâtiment aquatique, tout le quai et ses alentours étaient gardés par des soldats, qui faisaient le planton ou patrouillait diligemment. Car la moindre faute sera sévèrement punie, ils ont été prévenus.
On déchargeait les dizaines de caisses le plus vite possible. Entouré d'un capitaine d'armée, d'un grand et gros bonhomme aux airs sympathiques de vieux loup de mer, d'un type aux quatre bras taciturne, sec et muet, et d'un haut bourgeois en tenue d'apparat, il y avait Law. Personne ne le connaissait sous le nom de Law. En fait, il avait tant d'identité -avérées ou supposées- qu'on ne savait pas trop si il était un ou plusieurs. Oui, de plus en plus, la rumeur courait qu'il n'y avait pas qu'une seule personne à la tête d'un Empire qu'on ne saurait trop évaluer.
Ici, il était Tyler. Tyler Raine. Le patron. La personnalité publique. Le propriétaire des établissements les plus prisés des quartiers pourris et corrompus de Nexus. Dans le milieu des marins, la rumeur courait que l'armateur Wodan Thunaraz, ayant à sa solde trois commandants corsaires de vaisseaux monnayant leur protection, était en fait ledit Tyler. On disait qu'il finançait cher, très cher, des expéditions dans des contrées lointaines, ainsi que des transports de denrées venant d'endroits divers, par la mer. Le problème étant que ce Wodan était introuvable. Aussi, nombre de gens disaient "Si tu veux trouver Wodan, essaie de parler à ce... ce Tyler. Avec un peu de chance, tu ne te tromperas pas."
ET DONC ! Tyler riait allègrement. Tout en discutant avec l'auguste assemblée autour de lui. C'était sa revanche quotidienne, sa vengeance sur la vie. Lui, le gamin des rues, était entouré d'un noble, d'un militaire de haut rang et d'un prince des mers réputé. Et le plus beau, c'est qu'en ce moment-même, sans qu'ils ne s'en rendent compte, il leur était infiniment supérieur. Chacun y allait de son mot, racontait une histoire, se moquait d'une chose ou d'une autre, çà ou là. Ça se vannait gentiment, comme de vieux amis qui ne se sont plus vus depuis les bancs d'une école. Mais Law n'a jamais connu l'école. Il a tout apprit seul, et est maintenant aussi puissant qu'un érudit des hautes sphères de Nexus. C'est tout ce qui importe à ses yeux. Une éducation refaite, entièrement.
L’œil vigilant tombait soudain sur les esclaves, féminines en grande partie, qu'on lui présentait. L'air était frais et elles étaient assez peu vêtues. Aussitôt, son sourire désinvolte s'évanouissait, se fondant en une expression neutre, terriblement, affreusement, atrocement neutre. Il se détachait du petit groupe de bonne condition pour s'approcher des objets humains, que l'on disposait en rang sur le ponton, au bord de l'eau. Les plus téméraires levaient la tête pour regarder ce qui était désormais leur propriétaires. Mais la plupart, dociles, gardaient le visage le plus bas possible, même si ce lourd collier de fer forgé brûlait les épaules et la mâchoire à force de frotter et d'appuyer contre la peau.
Qui est censé s'occuper de leur bien-être ?
Personne ne se désigne, parmi les quelques pirates & employés qui sont autours. Au bout de longues secondes, un pesant silence s'étant installé dans les alentours, uniquement troublé par les "han" des porteurs environnant, les grincements du bois, et le délicat roulis des flots. Finalement, la distribution sera collective. Retirant son gant droit, Law donnera une violente claque à chacun des 5 qui s'occupaient d'accompagner les esclaves dans le déchargement. Un coup en revers, un coup droit, et on alterne. Aucun ne bronche, même si, pour les marins, l'envie est bien présente. Mais on connaît l'importance du bonhomme, et on se tait dans les rangs.
INCAPABLES ! Couvrez-les moi ! Et si une seul tombe malade, vous cinq les remplaceront comme putes à soldats dans les bordels des provinces !
Pas le temps de se demander si la menace est réelle ou non. Dans cet enchevêtrement de caisses de diverses tailles, sa voix a porté loin, jusqu'à l'horizon des flots. Tout le monde s'est tu, tout mouvement a été stoppé. Il s'en rend compte - et son orgasme psychologique est à son comble.
Voyez, Dieu. Voyez comme le monde est dépendant de moi. Quand je hurle, il s'arrête de tourner.
Oh, ce n'est pas du narcissisme. C'est encore sa revanche. Il prouve à l'univers qu'il n'était rien, et qu'il est devenu tout. Bien sûr qu'il n'est pas omnipotent. Mais, que les Saints et les Damnés en soient témoins : Il fallu attendre son sourire, provoqué par la satisfaction de tant de contrôle passif, pour que l'activité reprenne autour de lui.