Quoi qu’on puisse en dire, l’Enfer n’était indiscutablement pas un lieu très attirant. S’il y avait bien un Dieu unique responsable de la Création de l’Univers, ou, plutôt, des univers, alors ce Dieu unique avait sérieusement du manquer d’imagination en créant les landes maudites de l’Enfer. Ces peuplades de démons erraient dans des vallées immenses, des gorges terrifiantes, et il était sur les démons deux faits indéniables.
Le premier était qu’ils adoraient se taper dessus. L’Enfer était une scène de guerre et de mort perpétuelle, où les démons s’entretuaient cordialement entre eux, les plus grands démons ne pouvant se supporter. Parfois, certains démons avaient la chance d’être invoqués sur d’autres plans, quittant cet enfer de mort éternelle. Car un démon qui mourrait revenait assez rapidement à la vie, et recommençait à mourir. L’espérance de vie pour les démons mineurs ne dépassaient généralement pas la semaine pour les plus chanceux. En revanche, pour les plus vieux démons, ceux qui avaient la charge de diriger les 666 légions de l’Enfer, l’espérance de vie était sensiblement plus longue. Car l’Enfer avait sa propre hiérarchie. Au sommet de cette hiérarchie, on trouvait Belzébuth, et, juste en-dessous, voire au même niveau, les Princes démons : Euronyme, Moloch, Léonard, Baalberith... Les grands noms. Encore en-dessous des Princes, les ministères se tenaient : Baal, Leviathan, Nergal, Astaroth, ou encore Adrameleck. Cependant, malgré tout ce petit monde, il existait aussi d’autres démons, ceux qui contrôlaient directement, formaient et entraînaient les hordes de démons, ces espèces de propriétaires terriens qui n’avaient pas vraiment de titres, et, qu’à défaut, on appelait «
barons ». L’un ce des barons était, comme bien des démons, un exemple de cruauté et de vanité.
Le second fait était que les démons manquaient généralement d’imagination pour se prénommer. En-dessous de toute la clique dirigeante, les barons ne s’ennuyaient généralement pas à s’appeler. Ainsi, notre baron se faisait tout simplement appeler «
Le Fantôme Noir », ou encore «
Le Broyeur », voire même «
Le Forgeron ». Ce baron portait en effet sur son visage un masque aux motifs étranges, complexes, qu’il ne retirait jamais. D’aucuns affirmaient que c’était là son vrai visage, qu’il avait été affreusement blessé, et que son âme avait survécu dans ce masque. D’autres, au contraire, estimaient que le démon était bien trop vaniteux pour laisser quiconque voir son visage. Certains, préférant plutôt y voir là l’expression de sa puissance, affirmaient que ce masque renforçait ses pouvoirs. En réalité, personne ne le savait, et personne n’osait le lui demander.
Le Broyeur présentait cette particularité qu’il sillonnait les landes de l’Enfer dans un palais infernal, qu’on appelait la «
Forge de Feu », et c’est justement dans ce palais infernal qu’une malheureuse succube devait se retrouver.
La Forge de Feu On disait que le cœur des guerriers flanchait quand la Forge de Feu s’approchait. Chaque fois que la Forge avançait, elle crachait par ses puissants canons et ses trous des jets incandescents de feu qui ravageaient tout sur son passage. La Forge était beaucoup de choses : le palais du Fantôme, et aussi une véritable armée mobile. Elle se composait de deux parties : une espèce d’énorme boule de fer par laquelle des torrents de feu et des éclairs mortels déferlaient sur la région, et qui était la partie basse du palais. Là, les démons s’entraînaient, se battaient, s’entretuaient, et torturaient. Des démons volants, naturellement. L’infanterie était inutile au Fantôme, et, parmi ces démons volants, le Fantôme avait à sa disposition de nombreuses succubes. Ces dernières, pour apprendre l’humilité, et le respect (car une succube était naturellement portée sur la désobéissance) passaient généralement une journée dans les salles de torture du «
bas palais », avant de loger dans le haut.
Le haut palais, donc, ressemblait à une espèce de temple japonais, et c’était là-dedans que le Fantôme Noir siégeait. C’était un palais de luxure, de charme et de volupté, contrastant furieusement avec le bas palais. On y trouvait essentiellement des succubes, et les panoramas étaient magnifiques. Imaginez donc la scène : se promener sur un torrent de feu en entendant les hurlements de milliers de démons piégés sous ce feu implacable. N’était-ce pas le plus fascinant des spectacles ?
Que venait donc faire une succube et un apatride dans cet enfer ? Le second, rien. La première, en revanche, fut «
invitée » dans la Forge de Feu. «
Invitée » n’était sans doute pas le meilleur mot qui convenait, car son avis ne fut pas requis. Lydia fut tout simplement appelée. Deux des plus belles et des plus fortes succubes du Fantôme fondirent sur elle, et l’emportèrent dans leurs bras voluptueux. Elles étaient d’une telle beauté que le simple fait de les voir suffisait, disait-on, à rendre fous de désirs n’importe quel homme, et à lui faire perdre la raison. Les deux succubes conduisirent ainsi Lydia dans la Forge de Feu, devant le trône du Fantôme.
Ce dernier siégeait sur un gros trône noir qui surplombait un petit escalier. Des tapis roses, des lumières tamisées, et une impression délectable de douceur s’échappaient de cette pièce, à travers des encens et les parfums des succubes. Il y avait en effet de nombreuses succubes, et les deux qui avaient conduit Lydia sans lui adresser la parole la forcèrent à se mettre à genoux, la maintenant par les cheveux. Une voix ferme ordonna alors dans son oreille :
«
A genoux ! A genoux, traînée, à genoux devant... -
Allons, allons, Elléonora, il est inutile de faire preuve de violence... Sûrement devant une invitée. »
Sortant de l’obscurité du trône, le visage du seigneur des lieux apparut aux yeux de la succube :
Le Fantôme Noir «
Je te souhaite la bienvenue dans ta demeure, ma chère enfant. Nous avons été si longtemps séparés que tu ne dois même plus te souvenir de moi... Pourtant, je me souviens de toi, de ton énergie.. Avant qu’un stupide magicien ne l’invoque, et ne t’éloigne ainsi de la tendresse naturelle de tes vrais créateurs. Je suis un démon, l’un des plus redoutables qui existe, et tu es dans mon palais, en Enfer. Là d’où les démons émanent. Même les beautés comme toi. »
Le démon parlait d’une voix mélodieuse et tendre. Les succubes s’étaient écartées de Lydia, n’osant pas parler en sa présence. Difficile de savoir si ce dernier disait la vérité ou mentait. Les démons étaient connus pour être naturellement retors et manipulateurs.
«
Tu as toujours aimé ta liberté, ma petite... Comment t’a-t-il appelé ? Ah oui, Lydia. Vois-tu, avant d’être sa succube, tu étais mienne. Mais tu n’as jamais aimé être emprisonnée, n’est-ce pas ? Je t’ai surveillé pendant de nombreuses années, et je t’ai aidé à devenir libre, à te défaire des liens de cet arrogant homme. La potion qui a détruit son corps... Elle avait été donnée par mes servants. Son âme continue à errer dans ce monde. Je l’ai fait pour toi, et tu me dois maintenant un service... Que tu vas me rendre. Et, rassure-toi, il te plaira. Mais un père aime à vérifier l’amour de ses filles. »
Le Fantôme leva alors l’une de ses mains, et une sphère se matérialisa au centre de la pièce, révélant peu à peu la silhouette d’un homme vêtu de noir, armé d’une épée, et qui combattait dans la forêt d’énormes loups. Des loups sauvages et furieux, énormes et massifs.
«
Je veux que tu me ramènes cet homme, ma petite beauté. Il se trouve dans la Calla, une région de montagnes et de forêts, et défie les redoutables Loups de la Calla. Vois sa puissance, sa rage, sa férocité. Tout comme toi, mon amour, je suis cet homme depuis... De nombreuses années. Et le moment est venu pour moi de m’en emparer. Car le temps me manque, et la Réunion approche. Le soir venu, cet homme ira à l’Auberge de l’Ours Dansant, dans un petit village à côté. Tu y iras, ma belle, et tu le séduiras. Cet homme est fort au combat, mais faible avec les femmes. Je pourrais y envoyer mes succubes, mais... »
Le Fantôme cessa de parler, tandis que l’image montrait le guerrier. Il venait d’égorger un Loup, mais un autre l’avait renversé. Sous son corps, le guerrier parvint, avec sa lame, à bloquer les crocs menaçants de la bête, et à le tuer avec une dague, l’enfonçant dans sa gorge.
«
Les Anges n’accepteraient pas facilement que je capture des hommes. Toi, en revanche, tu es libre. Tu iras donc le voir, et tu lui feras l’amour. Tu lui feras l’amour comme tu ne l’as jamais fait à personne, afin de l’épuiser, et qu’il soit plus vulnérable. Ta tâche sera de l’épuiser. »
L’image montra alors une solitaire tour qui semblait abandonnée, perdue au milieu de la forêt. Et le Fantôme continuait à donner ses instructions :
«
Cet homme est fort, mais naïf. Tu le convaincras qu’un mage maléfique rôde dans cette tour, et te souhaite du mal. Tu trouveras une belle histoire, et tu lui expliqueras que tu as besoin de son pendentif pour t’aider. Ce pendentif est une arme très précieuse. Méfie-t-en : il annule toute la magie, qu’elle soit bénéfique ou maléfique. Ne te repose donc pas que sur ton charme magique, mon enfant, mais fais aussi parler ta beauté et tes talents. Voilà. Tu dois me le ramener dans moins d’une semaine. Si tu réussis, tu seras récompensée. Si tu échoues, ou si tu tentes de fuir... »
Le Fantôme parlait avec une voix chantante, mélodieuse, envoûtante. Une voix terrifiante, car irrésistible. Il leva alors la main, et remua lentement les doigts. Le corps de la succube sembla alors se tortiller sous la douleur, comme si on lui enfonçait des épées dans le corps. Pourtant, elle ne saignait pas, et aucune plaie ne venait répandre son sang, mais la douleur, elle, était là, rythmée par les mouvements des doigts du Fantôme.
«
Ma générosité est grande, mais ma cruauté l’est tout autant, mon enfant. Accomplis ton devoir envers moi, et pars. »
Bien évidemment, le Fantôme ne disait pas tout. Qu’il utilise une succube inconnue au lieu de ses propres succubes n’était pas uniquement lié aux Anges, mais aussi, et plus simplement, lié au fait qu’il avait également besoin de sacrifier Lydia. Il aurait tout à fait pu envoyer ses succubes capturer Cahir, mais ce dernier aurait senti un piège, et son maudit pendentif l’aurait protégé des charmes magiques des démones. La sphère centrale disparut, laissant place à un portail.
«
Va, maintenant. »
En passant ce portail, on arrivait dans une grande région boisée, avec des montagnes, des rivières, et de petits villages isolés. C’était la Calla, qui longeait le Sentier du Rayon. Une grande vallée verdoyante qui, tous les dix ans, était attaquée par d’abominables loups gigantesques qui dévoraient les récoltes, et attaquaient les villages. Cahir avait été embauché, comme plusieurs autres mercenaires, par les communautés de la Calla pour venir à bout des Loups, et ainsi protéger les gens de ces monstres. La soldatesque était incapable de lutter contre eux, et les Loups étaient si terrifiants qu’on promettait à celui qui les attaquait n’importe quoi pour s’en débarrasser. L’offre était trop belle pour passer à côté.
Le crépuscule venait, et Cahir, loin de se douter qu’il avait sur lui le regard d’un seigneur noir, était à l’auberge. La journée avait été épuisante, et il avait croisé les Loups. Il était loin d’avoir décimé toute la meute, et ceux qu’il avait affronté étaient effectivement terrifiants. Il avait eu bien du mal à venir à bout, et reprenait son souffle. L’auberge, quant à elle, se tenait sur le Sentier du Rayon, une route commerciale très animée, et était donc remplie. On buvait, on parlait fort, on rigolait, on se donnait des tapes dans le dos. Dans un coin, des pugilistes s’affrontaient entre eux, des matchs de poker de dés s’organisaient. L’ambiance habituelle d’une auberge, en quelque sorte.
Une ambiance qui n’allait pas tarder à changer.