Les yeux rivés sur le petit écran, Nigel Barclay se concentrait sur l'homme qui clamait son innocence avec énergie depuis une bonne demi-heure. Nakata Tetsuro répondait aux accusations avec force et conviction, donnant des détails techniques précis à l'inspecteur qui l'interrogeait. Il ne pouvait pas vraiment prouver son innocence dans ce crime atroce, mais Nigel pensait que ce serait sans doute suffisant pour le faire relâcher. De toute façon, le jeune psychanalyste doutait que Nakata soit leur homme, en tout cas cette fois-ci. Quand l'inspecteur chargé de l'interrogatoire avait évoqué les autres victimes présumées de Nakata, des faits datant d'il y a deux ans à ce qu'avait compris Nigel, le discours de l'homme lui avait paru bien plus hésitant, plus chargé émotionnellement ; Nigel l'avait senti sur la défensive, et avec une conscience plutôt chargée. Pour ces affaires-là, la Police Criminelle aurait en effet intérêt à se pencher à nouveau sur la possible culpabilité de Nakata, de l'avis du Docteur Barclay. En revanche, pour le meurtre odieux de ce soir, Nakata plastronnait, sur de lui, coopérait sans se faire prier, sur de son innocence – il prenait sa revanche sur les policiers, en somme.
De toute façon, le cas de ce soir semblait relever d'un autre mode opératoire, comme Nigel l'entendait dire dans les séries policières. L'interrogatoire de Nakata prenait fin, le psychiatre se contraignit à observer le suspect jusqu'à la fin, en quête d'éléments révélateurs, un mot, un rictus … mais sans résultat. Il soupira, puis s'installa confortablement sur la chaise mise à sa disposition dans le petit local de la Criminelle, s'emparant des photos du dossier qu'on lui avait fourni. Les clichés montraient une jeune femme qui avait sans nul doute vécu un enfer avant de succomber à des blessures terribles. Nigel avait vu le corps à la morgue, derrière une vitre, peu avant que la médico-légale ne pratique une autopsie, et avait dû se retenir de détourner le regard comme de vomir ; pourtant, il n'était pas vraiment impressionnable. Les photos ne changeaient pas grand chose à la répulsion qu'éprouvait le psychiatre à la vue du malheureux corps mutilé de la jeune femme, mais il savait désormais à quoi s'attendre, et le support introduisait tout de même une distance avec la réalité.
Nigel Barclay réfléchit, faisant défiler lentement les photos devant lui, et griffonna sur un bloc-notes les idées qui lui venaient peu à peu. Yamazaki entra au moment où il finissait son travail, suivi par la légiste, une belle jeune femme qui aurait bien eu besoin de sortir plus souvent au soleil.
« - Alors ? » lança Yamazaki, « tu as quelque chose pour nous ? »
« - Je pense que vos services devraient focaliser leurs recherches sur un homme adulte, âge 30-50 ans, intégré socialement, sans doute cultivé, il a un emploi qui paie bien, du temps à lui, je pense qu'il est probablement célibataire, et il nourrit une réelle aversion pour les femmes qui ne doit pas dater d'hier. Il est organisé, peut-être même maniaque, et il s'est passé quelque chose d'important dans sa vie récemment. »
« - Important ? Comme quoi ? »
« - Un décès, une révélation, un refus, une rencontre … Quelque chose qui l'a incité à commencer, ou recommencer à tuer, deux fois au moins en quelques jours. Ca peut être anodin vu de l'extérieur, mais pour lui, ça fait écho à un traumatisme antérieur, je pense. »
« - Ok … Même si je pense saisir l'essentiel, tu peux m'expliquer le reste de ton topo ? »
« - Il y a de grandes chances pour qu'il s'agisse d'un homme et non d'une femme, même si on ne peut pas exclure cette possibilité : les hommes sont plus forts physiquement, ils sont plus facilement enclins à la violence, et que leur cible soit une femme est logique dans la mesure où ils sont attirés par elle. Les femmes auraient une autre réaction que le kidnapping, la torture et le meurtre. Par ailleurs, le sperme indique clairement qu'un homme a été partie prenante du processus.
On pourrait supposer qu'il y a plusieurs personnes impliquées dans cette horreur, mais ce serait très étonnant, il n'y a que peu de personnes qui soient assez perturbées pour faire un truc pareil, et cela les rend très solitaires, car leur mode de fonctionnement échappe aux autres.
La nature même du crime place la personne dans la catégorie de l'homme adulte et non du jeune mâle excité qui commet un crime par passion ; c'est un acte atroce, délibéré et murement réfléchi. Il y a une recherche symbolique – les yeux -, vous pouvez éliminer les voyous décérébrés de l'équation. Il dispose d'une culture minimale, ces meurtres sont un extra qu'il s'offre en dehors de son temps de travail. Il a suffisamment de problèmes avec les femmes pour les amputer de leurs yeux – il leur reproche probablement la manière dont il pense qu'elles le voient, ça peut être lié à un souvenir de jeunesse, un refus, une apparence physique passée ou actuelle, ou la désapprobation d'une mère trop autoritaire, faites votre choix. L'abus sexuel prouve qu'il désire ces femmes, la mutilation sa haine pour elles. Avec tout ça, je doute donc qu'il soit marié, mais on ne sait jamais. Une épouse absente ou qui ferme les yeux sur les horaires étranges de son mari …
Pour finir, le fait que sa dernière victime se soit échappée m'évoque un dysfonctionnement dans son dispositif habituel. Elle n'aurait pas du être dans la rue, à moins qu'il ne s'amuse à les lâcher dans la nature, auquel cas on le coincera facilement en ratissant le quartier, parce que cette malheureuse n'a pas dû aller bien loin dans son état. Les traces de griffures sur son corps sont probablement dues à des gestes de désespoir de la victime, mais je suppose que l'autopsie vous a donné des informations plus pertinentes que mes petites déductions ? » conclut Nigel en se tournant vers la toubib en manque de bronzage.