Alors même qu'Héra lui pinçait la joue comme à un gamin qui fait des conneries, le Dieu du Chaos, Indigne fils d'Artémis, le plus fort parmi la progéniture de la Grande Chasseresse, réagit comme tel. C'est à dire qu'il agita bêtement les bras en s'exclamant "Wayeeeeuh!". Et puis il y eut un petit temps d'arrêt, temps dans lequel, pendant que la Reine semblait s'égarer dans ses songes, il frottait sa joue tout rouge en fronçant les sourcils. Il avait cru comprendre qu'il n'était pas très convainquant, à faire des beaux discours. En même temps, c'était la première fois que le Dieu des lapins faisait la morale à une divinité supérieure à lui, tant de puissance que de rang. Il s'y était peut-être mal pris?
"Même Zeus n'a jamais osé me gifler..."
Il n'eut même pas le temps de répondre "rien à branler, je suis pas ce vieux taré" qu'il se prit une seconde mandale. Cette fois-ci, il dût retourner sa tête à la main, parce que l'impact lui avait cassé une ou deux vertèbres. Il essayait de cacher derrière un regard ferme et un sourire assuré, le fait qu'il morflait à mort, et qu'il avait bien envie de lui gueuler dessus, de lui tirer dessus, puis de gueuler tout seul que ça faisait mal, puis de la frapper, puis de re-gueuler, et enfin de se tirer avant d'en prendre une troisième. Ses pensées défilèrent et il finit par lâcher dans un soupir qui trahissait sa retenue:
"Y a un début à tout non?"
Elle continuait sans l'écouter. Lui décrocha l'espace d'un instant, parce qu'il avait entendu Héra dire "tu as raison", et que c'était trop bien, top délire, génial, kiffant et inédit. En gros, elle faisait le point. Et lui, il était content. L'espace d'un instant, il était sur son nuage. Il avait raison. Il était trop fort, incroyable, indestructible, raisonné, puissant, il était capable de logique, il pouvait avancer des arguments! Pas de doute, lorsqu'il sera sur le trône, tout le monde le suivra. Car tout le monde voudra le suivre dans l'avènement de son Nouveau Monde. Oui, Kyô avait tendance à s'enflammer pour rien.
"Tu vas faire de moi une personne encore plus invivable, Kyô. Beaucoup vont t'en vouloir, si ce n'est l'Olympe toute entière."
Il ricana. Il s'en foutait, c'était pas lui qui la supporterait. Et alors? De toute façon la plupart des Dieux de l'Olympe ne pouvaient même pas entendre son nom sans arquer un sourcil qui signifiait changeons de sujet. Les Dieux de première génération ne pouvaient ou ne voulaient pas le voir, les Dieux du Chaos s'en foutaient, ses frères et sœurs voulaient le voir crever, sa mère voulait le forcer à assumer ses "responsabilités"... Pour ce qui était des Dieux les plus proches, Hadès l'aimait bien. Arès le considérait comme tel, un jeune neveu plutôt marrant, Dionysos s'en foutait un peu, tant qu'il buvait et suivait ses délires. Et Oneiros, lui, le voyait comme un grand frère, un exemple à suivre. Plutôt agréable cette idée.
"Et alors quoi? De toute façon t'es plus là. Si ça se trouve d'ici ton retour tout aura changé. Et puis faut voir après, ça pourrait être fun d'avoir une Reine insupportable, on me fera peut-être moins chier après..."
Il se leva, eut le tournis, et se rassit. C'est le problème quand on a la moelle épinière qui foire, c'est tout le système nerveux qui flanche. Un mortel serait mort. Ou paralysé. Lui avait un peu le tournis.
Il fit une deuxième tentative. Il resta quelques secondes à tanguer, fit quatre pas et demi en titubant, puis fit volte-face en s'écriant "oh merde!" comme s'il venait de se rappeler quelque chose.
"Je suis pas censé être là. Je suis même pas supposé être au courant pour la réception. Et si je sors maintenant, au mieux on pensera que c'est toi qui a démoli tonton. Donc j'vais partir euh... Par là!"
Il pointa un mur de son index flamboyant et vacillant. Puis il décida de décoller les pieds du sol, parce que quand on lévite, on ne se viande pas. Sauf si on s'évanouit. Mais il en était pas là. Il se laissa flotter, revint, et s'arrêta à hauteur de la méridienne.
"Ah ouais, tant que j'y suis. A partir de là, que tu te barres en le clamant haut et fort ou sans rien dire, ça n'engage que toi, c'est une question de convictions. Mais si tu t'en vas dire à quelqu'un que je t'ai fait serment d'allégeance, tu sais où tu peux te le mettre."
Parmi ses croyants, de toute façon, ça devait se savoir. Pourquoi? Pour éviter que ses fidèles brûlent encore des temples d'Héra, par exemple. Pour leur éviter aussi de sacrifier des croyants de ladite Déesse au nom de la liberté du Sanctus Tenebris. Ouais, en gros, pour éviter que les hostilités religieuses continuent alors que leur Dieu aimait bien la taulière. Ce serait con.
Il s'ouvrit une brèche dans le mur d'un coup de pied plutôt négligé et parla sans se retourner, parce que même s'il le cachait, tourner la tête lui faisait vachement mal. Et en plus ça lui donnait un genre. Le mec distant et tout...
"Bon courage ta majesté ma Reine. Bonne soirée. Dis à Hadès qu'il l'a pas volée!"
Le voile sombre de la nuit avait recouvert le mont Olympe. On entendait la petite sauterie, les discussions et les rires qui parvenaient depuis l'autre côté de la bâtisse. Les étoiles scintillaient et appelaient le jeune Dieu à les rejoindre, à flotter dans l'air frais du firmament, dans cette immensité ténébreuse qui s'offrait à lui. Il s'en alla, rejoint les hauteurs en silence, avec toute la fougue d'un jeune homme, avec toute la liberté dont jouissaient ses fidèles qui gambadaient ça et là.
Un sourire adolescent aux lèvres, il s'en allait. Il avait beaucoup à faire, mais il s'en foutait. Il était plus déterminé que jamais à voir naître son monde idyllique.