Un, deux, trois. Un, deux, trois. Les doigts d’Andrea tambourinaient contre le verre bleuté qu’on lui avait apporté un peu plus tôt. Ce remue-ménage troublait le liquide translucide entre les mains fines de la jeune femme. Concentrée, elle fixait son attention sur ce simple geste. Un, deux, trois. Se focaliser sur quelque chose d’inutile et d’éphémère pour oublier. Oublier qu’elle était seule, dans ce café du centre commercial, un des seuls encore ouvert à cette heure avancée de la soirée, oublier qu’elle s’ennuyait au milieu des autres, ivres de joie et d’alcool. Un, deux, trois. Rien de plus simple, rien de plus absorbant. Un contact froid sur un matériau froid. Immuable froideur qui résumait bien la journée de la jeune femme. Cette dernière commençait à se plonger dans le passé immédiat. Que faisait-elle là ? Pour quelle raison avait-elle mis les pieds dans un endroit qu’elle ne fréquentait d’ordinaire jamais ? Peut-être pour espérer passer une meilleure soirée, ne surtout pas croiser Seiji qui était parti à sa recherche, sans doute vers le lycée autour duquel elle se promenait souvent à cette heure. Le moyen de s’en écarter quelques heures ? Venir dans ce centre commercial dans lequel elle mettait rarement les pieds, simplement pour observer les gens qui passaient, étant donné qu’Andy était adossée contre une vitre de l’établissement et pouvait ainsi laisser son regard se promener alentours. Nul doute que les dernières personnes à arpenter les allées se faufilant entre des magasins qui commençaient à fermer ne venaient plus pour faire des courses par plaisir. C’était simplement un endroit de passage, pour se précipiter vers les derniers commerces ouverts, parce qu’on a rien à manger ce soir.
L'estomac d’Andrea gargouilla étonnamment à cette simple pensée. Elle non plus n’avait rien dans le ventre, depuis le matin où elle s’était contentée d’un rapide petit déjeuner. Et les effluves d’alcool ne l’aidaient pas à penser à autre chose qu’à son piteux état. Ses cheveux, d’ordinaire relâchés avec grâce sur ses épaules fines se retrouvaient emprisonnés sous une casquette de feutre, dont la petite visière ornée d’une boucle limitait son champ de vision à ce qui était à la portée d’une personne assise. Si elle s’ennuyait ferme en ce début de soirée, ce n’était sans doute pas sa faute. Comme toujours, elle aurait pu rester chez elle. La télévision, un repas préparé par une belle-mère qui la laissait muette de dédain chaque fois qu’elle croisait sa route, et la porte qui claque lorsque son frère rentre. La routine, son sourire hypocrite qui s’adressait à elle et qui, dans un silence évocateur, ne faisait que lui dicter un ordre muet. Maintenant, plus tard, ce soir ou plutôt demain. Andrea avait toujours compris son demi-frère en quelques mots, parfois prononcés uniquement dans un signe de tête. Mais depuis deux ans, c’était flagrant. Le moindre de ses mouvements lui parlait, étant donné que tout son temps et son énergie avaient été dédiés à saisir ce que cet homme souhaitait encore, et pour combien de temps.
Un, deux, trois. Ses ongles s’agitaient sur la surface lisse du verre avant de stopper net. Puis de reprendre. Pendant un instant, elle avait cru voir … Non, ce n’était pas possible. Pas Lui. Il ne pouvait la trouver ici, c’était totalement impossible. Pourtant, la jeune femme enfonça un peu plus son chapeau sur le haut de son crâne, et alors qu’elle prévoyait de partir, elle changea ses plans et se tassa dans son siège, une main soutenant sa machoire, ses yeux océans fixant ostensiblement le bois rayé de la table qui l’accueillait. Elle n’avait fait que l’imaginer, à force de se souvenir de son image. Ou bien était-ce un autre homme, qui lui ressemblait peut être ? A vrai dire, Andrea n’était plus très sûre. Était-ce de l’eau dans son verre ? Du haut de ses dix-neuf ans, elle n’avait pas l’habitude de prendre autre chose et pourtant ... A bien y réfléchir, ce n’était pas le goût de l’eau qu’elle connaissait. De l’alcool ? Andy fronça les sourcils, avant d’en reboire une gorgée en haussant les épaules. Maintenant qu’il était là, autant qu’elle en profite pour goûter quelque chose d’assez nouveau, d’improbable. Si c’était se souler qui était si bon pour oublier, d’après les dires de certains, alors peut-être la jeune femme avait-elle trouvé là la solution. Elle n’était ni triste ni en colère, ni blessée. Elle n’était pas grand-chose, niveau sentiment, mais les souvenirs restaient gravés sous son crâne, et bien que cela ne lui évoque aucune émotion, la jeune femme aurait préféré penser à autre chose. Alors quoi, elle n’avait pas le droit de boire un peu ? Foutaises. Donc cet homme … Il lui ressemblait, ou pas ? Et qu’avait-elle pensé avant de se rendre compte que la terre tournait un peu ? Ah, oui.
Passer une meilleure soirée que ne l’avait été sa journée, d’une platitude étonnante. Passer le temps, oublier l’espace d’un instant que quelqu’un l’attendait quelque part. Affichant enfin un sourire radieux, Andrea était décidée à saisir le premier homme pas trop bourré qui passerait pour en profiter, simplement pour l’envie de donner du plaisir et de voir à quoi étaient réduits les corps humains, réagissant à de très simples codes qu’elle pensait connaitre, à force. Mais pour une fois, sa tenue ne se soumettait pas à ces codes évidents et basiques que toute séductrice mettait régulièrement en œuvre. En effet, la jeune femme était vêtue assez sobrement, un pantalon noir venant mourir sur des chaussures fines et plates, et une longue chemise bleu-marine, légèrement plus foncée que ses prunelles, un peu trop grande et qui tombait avec négligence sur ses reins et ses cuisses. Tenue assez sobre, en fin de compte, pour une jeune femme qui vit dans le passé et aime à passer un uniforme de lycéenne qui ne lui convient plus du tout niveau taille. Tant pis, cela suffirait sans doute d’autant que le large bout de tissu bleuté marquait sa taille au moyen d’une fine ceinture de cuir noir, détail non négligeable quand on connait les hommes.
D’un coup, le verre était vide. Se relevant pour s’accouder au comptoir et en redemandant un, la jeune fille regarda sa montre en soupirant. Elle hésitait à sortir pour marcher un peu, mais la soirée s’annonçait pluvieuse, et si elle adorait se promener sous l’orage, elle s’en serait voulu d’attraper froid pour satisfaire un caprice. Andrea se retourna donc, une main sur sa tête qui commençait à lui faire doucement mal, puis avança pour reprendre sa place quand elle vit qu’elle était à présent occupée par deux amoureux l’air très occupés. Haussant les épaules, la jeune femme resta au comptoir et s’assit sur un haut tabouret, ses longues jambes touchant presque terre. Faisant face à la vitre qu’elle venait de quitter, Andy regardait autour d’elle qui allait bien pouvoir lui faire passer un peu de temps. Un, deux, trois, les doigts coururent sur la fraîcheur du verre pour le plus grand plaisir de ses yeux qui admiraient avec attention les remous du liquide provoqués par ses phalanges. Lui ? Non, pas intéressé. Lui ? Non, marié et ce n’était pas spécialement en allant débaucher quelqu’un d’engagé qu’elle se sentirait mieux. Quoique. Elle ? Euh, elle ? Une femme ? Andrea tiqua, sans trop bien savoir ce que le liquide translucide qui était tout sauf inoffensif lui suggérait. Elle était loin d’être dépossédée de ses moyens, mais cela lui ouvrait juste un peu plus l’esprit. Du moins, peut-être.