Posons-nous un instant sur la jeune femme qui s’installe peu à peu, et depuis de longues minutes déjà, dans un décor assez insolite pour le quartier dans lequel elle se trouve. D’un œil totalement extérieur, qu’est ce qui pourrait nous paraitre étrange chez elle ? Sans doute la façon dont elle s’est habillée malgré le temps. Un large bout de tissu l’entoure de pied en cape, d’une couleur mêlée de terre de sienne et de sable, avec quelques arabesques plus nuancées ou au contraire dépourvues de contrastes se mêlant dans un ballet assez sobre et banal. Mais les manches sont courtes, et le liseré noir qui introduit la chute de cette tunique large n’est pas situé bien bas sur les petites jambes de notre modèle. Si un curieux, persuadé de s’être trompé en s’habillant ce matin, lève les yeux vers le ciel, il remarquera à quel point il pouvait être dans la raison. Et elle pas. Car dehors, il fait frais. Pas froid, mais suffisamment pour faire se hérisser la peau de ses bras nus. Pour laisser le vent s’engouffrer dans son vêtement, créant de petits courants d’air qui ne la font même pas ciller, encore moins frémir. Et que dire alors des nuages amoncelés au-dessus de sa tête aux cheveux gris, qui menacent d’éclater en un torrent diluvien violent et inévitable, réduisant tout effort pour avoir rajeuni sa peau et son teint à néant. Mais elle ne s’en préoccupe pas, l’ignore totalement et c’est sans doute le premier point étrange qui nous attirera chez elle.
Le second, c’est sa posture. Accroupie à même le sol, elle penche la tête d’un air étonné et observe ce qu’il se passe devant elle, les bras entourant le vide, entre ses genoux légèrement écartés. Son attitude ne la dérange pas, pas plus que le ridicule et le bizarre qu’elle nous offre alors. D’autant plus que, en s’approchant d’assez près, on pourra entendre des mots tendres murmurés à une oreille qui n’existe pas. Le regard un peu vague, presque envieux devant un musicien, la femme a l’air d’apprécier. Elle ne bouge pas, se contente de regarder et d’ouvrir grand ses sens pour capter ce qu’il se dégage de la guitare et de son propriétaire, posés à quelques pas d’elle sur un banc qui a l’air d’avoir vécu plus que de raisonnable. Mais finalement, le plus inapproprié sera très certainement la désinvolture dont elle ferait preuve à notre égard si nous étions réellement là, en train de la dévisager. Ce que nous ne nous risquons pas à faire, finalement. Mais on sent bien que ce visage d’ange n’a strictement rien à faire de ce qu’on pourrait lui dire, lui faire, lui demander. Se moquant du regard qu’on pose sur elle, c’est sans doute ce dernier point qui nous en apprend le plus sur son état psychique, son équilibre et sa capacité à appréhender le monde qui l’entoure.
Parce que la société est définie pour que l’on s’inquiète du regard qu’elle pose sur nous, pour que l’on se soucie de paraitre conforme à ses règles sociales et comportementales, afin que l’on puisse rentrer dans un décor parfait de monde idéal et sans particularité, sans exception, sans défaut ni tare qui pourrait se développer à partir d’un rien. La folie est le cancer du monde. Mal intraitable, à la fin souvent macabre, à la réputation funeste et aux lourdes conséquences. A l’évolution bien peu prometteuse et aux nombreuses manifestations sourdes qu’il envoie de par le corps, ici de par le monde. Une maladie qui se développe en secret, partout où l’on peut lui offrir, même involontairement, assez pour vivre et s’entretenir. La vie dans le silence des organes, jusqu’à ce que la crise se déclare et que le corps explose sous trop de pression, sous un trop plein important et irréversible. C’est ça, la folie. Une peur, une soupape que l’on refuse de libérer et qui finit par se manifester bruyamment, éclatant au grand jour afin de renforcer la peur qu’on lui prête, bien différente de celle que l’on pourra ressentir face à un diagnostic somatique, à une attaque du corps. L’esprit, c’est sacré. On ne touche pas au cerveau, à l’âme pour certains. Et pourtant.
On décrira l’endroit, aussi, mais on s’en fiche. Tout comme le musicien, dont l’apparence compte peu. Ils se trouvent au cœur du quartier de la Toussaint, sur une ville terrienne. La jeune femme y est par envie de changer de paysage, simplement pour une journée. Et cette journée, elle l’a apparemment gagnée en venant ici, s’approchant du bruit insolite d’une langue qu’elle ne connaissait pas. La Toussaint, donc. Un point de la ville qui se trouve bien nommé, de par l’ambiance assez inquiétante et morbide qu’elle dégage, imprégnée de l’alcool qu’on aime pour oublier, de la débauche qui se crée dans chaque regard, à chaque occasion, entre deux être trop désespérés pour voir la futilité de leur union éphémère et désastreuse, qui ne répare rien et ne se permet que de détruire. Toute cette futilité qui suinte par tous les pores de la ville, de toute fenêtre ou porte s’échappe un peu de cette ambiance, de cette atmosphère singulière et malfamée qui domine totalement la vie de la plupart de ces gens, à double face, si compliqués dans leur étonnante platitude. Mais revenons-en quelques instants au cadre, non pas idyllique mais plus agréable que les rues sombres et étroites du quartier dans lequel les deux jeunes gens sont pour l’instant installés, seules la musique et la voix du musicien brisant le silence. C’est un oasis inespéré qui s’offre à nos yeux surpris, entre deux constructions hautes et sombres, un petit coin de verdure épargné par les constructions et l’urbanisation, mais pas par le poids des années. Une barrière, comme pour empêcher les quelques brins d’herbe et inexistantes fleurs de se sauver. Peut-être pour les arbres, d’avantages, par peur qu’ils ne prennent leurs racines à leur coup ? Le tableau est désolant, en cette période de l’année pas forcément propice aux chants d’oiseaux ou aux bourdonnements d’abeilles, et pourtant en pleine ville les deux troncs rachitiques, les quelques ramures se hissant avec désespoir et souffrance sont presque vision de paradis.
En face de la demoiselle à l’âge suffisant pour ne plus être traité de fille mais de femme, on trouve donc un musicien qui n’a rien de normal, lui non plus. Enfin, quand on prend la peine de l’écouter quelques instants. Car lui, il est vêtu normalement, quoique pas très chaudement non plus. A croire que la marginalité protège du froid ou même des variations de températures. Habits classiques, qui se fondent dans le paysage pour le moins étrange, on l’aura remarqué auparavant. Et il chante autant qu’il joue, oui il chante face à une inconnue qui emmenait son fils en balade et le tenait par la main jusqu’à ce qu’un bruit à la fois doux et inquisiteur ne vienne la stopper dans sa déambulation au hasard des rues. S’approchant, Diane Foss avait trouvé pertinent de s’attarder. Qu’est-ce qu’il faisait là, il n’avait rien d’autre à faire ce musicien de peu de renommée ? Le lieu était assez mal choisi pour se faire entendre, et la jeune femme était prête à parier que personne d’autre qu’elle-même n’avait pris le temps de s’avancer un peu dans le renfoncement donnant sur le parc miniature, afin de voir d’où provenait cette voix étrange et claire, sonnant comme un glas dans l’air humide et lourd de ce début de journée. Ce n’est pas que son timbre ou sa chanson ne dérange Diane, mais elle s’ennuiera vite, avant même de s’asseoir comme on a pu la trouver plus haut. Elle se demandera si cet homme est une personne intéressante, s’il vaut le coup qu’elle s’attarde un instant sur son cas. Peut-être peut-elle en faire quelque chose, découvrir un intérêt. D’autant plus que la langue fredonnée ne ressemble à rien de ce qu’elle connait. Elle ne connait pas. Et c’est suffisant pour la faire s’accroupir, écoutant attentivement ce qu’il se dit dans cette histoire. Fermer les yeux, parfois. Diane Foss est heureuse d’avoir trouvé quelqu’un ayant l’air aussi déphasé et en marge qu’elle ne l’est. Sans doute fait-elle erreur, mais il n’est jamais stupide de vérifier une première impression. D’autant qu’elles sont souvent justes.
Ordinairement, Diane n’aborde jamais les gens, ce sont les gens qui le font. Mais là, elle a envie. Une envie étrange qui la pousse à profiter d’un trou dans la chanson pour murmurer, tout bas mais suffisamment pour qu’il l’entende. Un mot, un simple mot dans lequel il y a beaucoup de choses, comme la retenue dont elle fait encore preuve, la curiosité qui ronge son ton un peu pressant, le questionnement muet qui se crée instantanément.
- Bienvenue.
Bienvenue de quoi, où ? Dans son monde ? Diane ne prétend pas l’avoir attiré dans son univers, d’autant qu’elle n’en a pas. C’est plutôt elle qui pénètre à l’intérieur de son quotidien, par sa chanson aux intonations étrangement familières. Voilà, c’est sans doute cette impression de familiarité qui l’aura poussée dans ce sens. Pourtant, elle est sûre de n’avoir jamais entendu ni la mélodie ni la langue, et pourtant ... Pourtant c’est comme si, en fermant les yeux, un vieil ami lui avait dit au creux de l’oreille qu’il était heureux de la revoir. Fantasme, réalité ? Peu importe, au fond.