Ces simples mots qu’il avait prononcés, cette petite phrase d’apparence si anodine et qui pourtant renferme certainement un sens plus grand et plus fort que n’importe quelle formule dans n’importe quelle langue… C’est qu’il ne faut pas en négliger le pouvoir : à l’énonciation de ces paroles, le meilleur comme le pire avait pu se produire, des couples se formant pour une fantastique éternité aussi bien que des royaumes entiers se livrant sous la jalousie de leurs monarques une guerre sans merci.
Oui, on ne badine pas avec l’amour, et ainsi, comme on manie avec précaution une arme à la puissance formidable, il convient de ne faire usage d’un « Je t’aime » que pour les cas les plus exceptionnels, tant ces trois syllabes sont à elles seules un trésor unique. Elles ont traversé les siècles sans perdre de leur immortelle vigueur, et encore maintenant, lorsqu’elles émanent de la bouche de quelqu’un, on pourrait croire à la résurrection de quelque incantation magique d’autant plus terrible qu’elle parait si innocente en prenant aussi peu de place.
Hélas, de nos jours, de la même manière que le glamour d’anciens rituels s’est terni, ces si doux phonèmes se sont vus tant et tant de fois bafoués dans leur caractère sacré qu’aujourd’hui, nombreux sont ceux qui ne veulent plus y croire. C’est que les portes qu’ils ouvrent béent sur une promesse si vertigineuse qu’elle peut bien facilement en paraître trop belle pour être vraie, forçant par conséquent plus d’un visage à détourner en hâte les yeux sous la crainte d’une infâme déception à venir.
Et pourtant, Saïl avait relâché cette entité éternelle de sa cage, prononçant l’irrévocable mot de passe qui en avait déverrouillé la cage ; et désormais, dardant son faciès léonin et battant de ses ailes de phénix, elle attendait, muette et redoutable. Sous le souffle de vent à couper le souffle qu’une telle manifestation suscita, le jeune homme en eut un instant de frémissement, mais vacillant sans se mettre à s’écrouler, il rallia à lui toute son honnêteté et se tint prêt à accuser le choc.
Il avait fait ce qu’il avait fait, en toute conscience de cause, et à présent, il ne lui restait plus qu’à affronter les conséquences de ses actes, quelles qu’elles fussent, en homme d’honneur. Peut-être avait-il commis une grosse erreur, mais il sentait au fond de lui que, malgré toute l’étourderie apparente de son initiative, c’était une de ces erreurs potentielles que l’on doit faire, de la même façon que si l’on veut se mettre à marcher, il faut bien commencer par se lever au risque de chuter. Le risque est grand, la souffrance possible immense, mais il y a tant à en espérer que même face à l’adversité la plus cruelle, il faut savoir ne pas hésiter et s’armer de tout son courage pour foncer ; aveuglement, tout comme l’amour l’est.
Le sieur Ursoë n’avait peut-être pour lui ni terres, ni richesses, ni hauts faits, mais il restait en dépit de cette humilité de moyens une personne de parole, aussi se tint-il contre Aya sans trembler ni laisser paraître dans la moindre parcelle de son être quoi que ce fût qui aurait pu assimiler sa déclaration à un malheureux débordement de passion. Oh, bien sûr, il avait l’âme en ébullition dans l’attente de la réponse de l’adolescente, tant un simple mot trop dur de sa part aurait pu le briser, mais il devait plus qu’en une quelconque autre occasion se comporter avec bravoure.
Voilà un tableau : un chevalier, son cœur volé par une nymphe des bois, suit celle-ci jusqu’en sa demeure pour qu’ils aillent s’y ébattre, mais alors même que le gentilhomme se défait de son armure pour s’allonger aux côtés de sa belle, il ne peut résister au désir de lui faire part de la pureté de ses sentiments. La créature enchantée, pétrifiée par l’audace du mortel, se tient coite, ses yeux de jade fixant son galant avec une incrédule confusion, son esprit oscillant alors entre accepter le paladin comme son compagnon ou le renvoyer à jamais de sa forêt.
De son côté, le preux personnage reste sans courber l’échine, droit, digne et fier, ne pouvant concevoir de revenir sur la véracité de ses dires, se montrant à la hauteur de la tendre franchise qui gouverne es actes. Lorsque sa dame à la brune chevelure vient timidement à sa rencontre, ne sachant pour quel parti se décider, il la recueille affectueusement sans se faire prier, désireux non pas de la mettre dos au mur, mais de la rassurer autant que possible. Douce sensation que celle de cette bouche à la suave élasticité légère qui, quémandant de la sorte le temps de prendre sa décision, semble s’efforcer de relaxer un peu cette poitrine tendue sous l’expectative.
Et de ce même organe dont les louanges les plus galvanisantes comme les blasphèmes les plus horribles peuvent émaner, il sortit un petit son modeste et obligé, presque intimidé, dont la rumeur plongea momentanément Saïl dans la confusion. Merci ? « Merci, mais… » ? Merci de te révéler ainsi à moi, et de répondre par là à tout ce que j’aurais pu attendre de ta part ? Les différentes possibilités défilaient dans son esprit à la manière d’un cortège de diablotins harceleurs, la dryade ayant à ce point déstabilisé l’intrépide qu’elle paraissait lui avoir à dessein jeté quelque sort pour le neutraliser.
Mais rassure toi, noble garçon, et cesse de te tourmenter, car voilà ta princesse qui déjà, se fait plus loquace, ayant manifestement résolu de s’expliquer non pas par la voix, mais par le regard, ses yeux sylvestres plongeant dans les tiens pour divulguer un message avec plus d’éloquence qu’une oraison ne serait capable d’en faire montre. Ô vous, iris verdoyants, âme du monde capturée par les deux plus précieuses émeraudes qui soient, vos propos n’ont pas à être audibles pour être compris. Inutile par conséquent de chercher à rendre par écrit ce que les mots ne sont que trop impuissants à décrire ; plume trop rigide, repose toi un peu tandis que de regard à regard, le cœur communique, exprimant en un instant ce que des discours élaborés pendant des éons entiers ne sauraient balbutier.
Chevalier, apaise donc en ton être la tourmente qui l’habite, et ainsi que tu délaisses pour l’heure ton écusson, abandonne pour l’occasion les paroles, les déclarations, les serments. Ne vois-tu pas que par gestes, ton amante féerique tient un langage bien supérieur au tien ? Ne fais pas front, abandonne toi à l’ensorcelant charme ambiant, et si dans toute ta vie, tu ne dois passer l’éponge que sur une seule faiblesse, sois permissif envers celle-là, et celle-là uniquement. Les nymphes, ces entités immortelles dont le caractère est pourtant si juvénile, ne peuvent décemment pas prendre une décision en si peu de temps, alors sois patient, sois prévenant, sois galant, et le jour viendra où ce que tu as dit trouvera sa réponse.
Docilement, Saïl profita donc du baiser dont il lui était fait don, mettant de côté ses doutes pour savourer pleinement ce moment de voluptés charnelles ainsi qu’Aya l’avait muettement souhaité. Sans opposer de résistance, il se laissa renverser par cette adolescente à la carrure si moindre à la sienne que la vision en devenait d’une complicité presque cocasse, le jeune homme ayant alors l’air d’un ours grognon se faisant adoucir.
Et de part et d’autre, le remède fait d’une véritable infusion de bisous fonctionna manifestement de la plus efficace des façons, car si lui reprit cette gaieté et cette nonchalance propice aux ébats en couple, elle se fit à nouveau divinement mutine. Son sourire de lutine aurait pu avaler tout rond même les soucis les plus terribles, et en écho, le visage de son partenaire se nimba sans détour possible de la même expression joyeuse en une réplique qui, là aussi, se passait de mots.
Oui, il comprenait ; il comprenait qu’il avait sans doute été trop pressant, que ces choses là ne peuvent se faire d’un claquement de doigts, et que par conséquent, il lui faudrait faire preuve d’une durable fidélité qu’il se résolut irrévocablement à observer. Oui, il saurait être patient, contre vents et marées, et en attendant le jour où le sceau sur son cœur mal assuré se détacherait afin de le laisser parler sans détours, il serait toujours là pour elle, inconditionnellement.
Mais pour l’heure, l’occasion se prêtait à quelque chose d’autrement moins saint, tous les ingrédients s’étant désormais retrouvés réunis pour une soirée de la tendresse la plus étroitement rapprochée qui pût être. Après les initiatives si fougueuses de la demoiselle, c’était maintenant à son tour d’agir, et il commença par lui rendre la pareille, soudant ses lèvres aux siennes en un geste plus décidé que jamais ; un geste qui ne laissait entrer en compte nulle inquiétude, nulle rancœur, nulle insatisfaction. De la même manière que, plutôt que de paniquer, elle avait su garder la juste mesure des choses, il saurait se montrer parfaitement conscient de leur situation, ou plutôt en profiter pleinement, reprenant ainsi leurs attouchements interrompus en mettant dans ce baiser toute son affection pour elle.
Cependant, avant tout, pour que de telles manifestations reprissent comme elles le devaient, ils devaient d’abord être dans la même posture, aussi Saïl se déroba-t-il doucement à Aya pour se remettre debout à côté du lit. Sans avoir honte de son corps, il n’en avait jamais été fier, de là une certaine pudeur de laquelle il passa en cet instant outre, se débarrassant une bonne fois pour toutes de son pantalon détrempé pour ne plus être qu’en un caleçon vêtu duquel il revint au contact de sa partenaire. Pour dire la vérité en toute objectivité, de la même manière que son comportement en règle générale, l’acte n’avait pas eu l’intention d’être érotique ou même sensuel, reflétant simplement la confiance qu’il avait envers l’adolescente.
Toutefois, séance tenante, il ne tarda pas à se rattraper, se laissant glisser sur les draps du lit pour revenir tout contre sa belle qu’il embrassa à nouveau ; une fois, puis encore une, puis encore et encore sans compter, n’éprouvant à chaque fois aucune lassitude à renouveler cet exaltant ballet buccal. Probablement, un homme qui aurait eu la chance incommensurable de se retrouver en compagnie de cette jeune fille si désirable sur tant de points ne se serait à ce stade pas contenté de cela, mais en l’occurrence, puisqu’ils avaient toute la nuit devant eux, pourquoi se presser ?
Pour autant, il n’en resta pas à cela, voulant définitivement rassurer la demoiselle en lui montrant que les sentiments qu’il avait à son égard ne le feraient assurément pas s’arrêter aux baisers. Ainsi, comme pour la soutenir au cœur de leurs ébats amoureux et les rapprocher plus que jamais, il apposa sa paume sur le bas de son dos, le cajolant un moment du bout des doigts avant de remonter lentement vers le haut, parcourant de la sorte toute la cambrure de son échine d’une longue et tendre caresse. Quant à son autre main, ce fut délicatement, avec la même légèreté que s’il s’était affairé à cueillir un fruit précieux, qu’il la déposa sur le sein gauche de la brunette, sans rien de libidineux ou de pervers, son geste ne consistant qu’en une manifestation d’harmonie et de douceur. Leur intimité à tous les deux aurait tout le temps de se dévoiler fragment par fragment, alors inutile de risquer de brusquer les choses, retirer peu à peu les voiles de mystère qui environnaient Aya promettant d’être bien plus plaisant que de rechercher tout de suite la jouissance immédiate et brutale.