Le désert, il y a quelques millénaires, en une époque où l’Homme n’était en rien ce qu’il est aujourd’hui.
Si ses dons sont nombreux, si ses talents se sont bel et bien avérés utiles et puissants avec le temps, sa survie n’en est pourtant pas des plus certaines, tandis que la féconde divinité que tous vénèrent semble avoir soudain privé ses enfants du don de la vie.
Voilà quelques centaines de lunes déjà que les derniers nés de ce monde ont grandi, portant avec eux le lourd fardeau qu’est celui de représenter le dernier espoir de leur espèce toute entière. Dix ans déjà depuis les dernières naissances de petits d’hommes… la terre, elle-même, ne semble plus aussi propice à la culture qu’elle ne le fut jadis.
Les quelques êtres humains parcourant encore ces immenses étendues de sable le font à leurs risques et périls, et leur vie n’est pas exempte de dangers. Clans autonomes, vagabonds et pillards s’en prennent sans cesse aux quelques derniers oasis de la région, dérobant et mutilant jusqu’à la moindre petite parcelle de ressource qui soit pour assurer leur éphémère survie.
Pour beaucoup de ces pauvres hères que rien n’épargne, pour les quelques victimes de ce monde, qui éprouvent chaque jour un peu plus toute la rudesse des hommes comme des tempêtes, l’ultime espoir réside en l’antique cité d’Ingens, cette immense berceau de civilisation dit-on, érigé tout de pierre en plein milieu du désert, à l’ombre des plus grandes dunes qui soient ici bas.
Il se dit d’Ingens qu’elle est l’oasis parmi les oasis, que les hommes ont su creuser et puiser plus d’eau qu’il n’en faut, avec le temps… et qu’il y fait bon vivre. Bien des marchands traitent avec l’immense cité fortifiée, et certains racontent même quelques histoires, à propos de femmes, parmi les plus belles que l’on aurait vu… mais, quand bien même les affaires de certains vont bon train, il est aussi connu de tous que jamais un marchand n’aura mis les pieds par-delà le premier avant-poste qui mène tout droit aux portes de la cité. En cela, dit-on des gens d’Ingens qu’ils sont intransigeants et méfiants…
S’ils sont des gens agréables et particulièrement accommodants, que tout stress semble avoir quitté, par on ne sait quelle magie, leurs lois, elles, semblent rester inviolées… et inviolables. Nul étranger ne passera les portes. La cité d’Ingens préservera à jamais ses secrets, et le monde s’en portera mieux… disent-ils. Certains disent qu’ils se croient supérieurs à ceux du dehors, d’autres disent que leurs femmes sont si belles, qu’ils auraient peur de se les faire voler. Par-delà les dunes, certains pensent même que les dieux ont épargné cette cité de la malédiction qui frappe tout le reste du désert… on dit qu’ici, les femmes enfantent encore, que l’herbe pousse (et elle y pousse vraiment, à en croire les magnifiques jardins suspendus qui surplombent la ville), et que chacun mange encore à sa faim. À savoir ce qui est vrai là-dedans… c’est une toute autre histoire…
Baän est un jeune marchand, enrôlé malgré lui depuis longtemps dans cette vie d’errance infinie. Recueilli au sein d’un caravansérail mobile, appartenant à une vieille guilde de la profession, il termine, à l’aube de son dix-huitième anniversaire, un tour presque entier du désert. Ce périple de plusieurs années est supposé n’être que le premier d’une longue liste, entamant à peine sa carrière.
Le convoi ayant traversé autant d’étapes que d’intenses épreuves au cours des années, il n’est, malheureusement, plus que l’ombre de ce qu’il était. Les hommes partis il y a cinq ans ne sont plus aussi vaillants qu’au jour de leur départ, les animaux sont fatigués, et les ressources ne sont plus aussi bonnes que celles qui, en une autre époque, firent jouir la petite guilde d’une reconnaissance véritable.
Mais… malgré cela, tel que le veut la coutume, ces cinq années sonnent enfin l’heure du retour. Denrées, soieries et tentures troquées et glanées par delà le monde doivent désormais revenir au domaine d’Ingens où elles seront vendues auprès du Chef de la cité, et du reste des autorités compétentes en la matière.
Aux abords des immenses murs de pierre qui se dressent en cercle au creux de cette vallée, des plus florissantes qu’il m’ait été donné de voir de toute ma jeune vie, le caravansérail s’est ralenti, puis a fini par s’arrêter, face à cette grande tourelle de pierre où quelques hommes en armes nous attendent.
La ville d’Ingens me paraît encore loin, mais les tours et les jardins d’un vert profond qui la surplombent n’en apparaissent pas moins gigantesques même d’ici. À travers la fine tenture de ce chariot dans lequel j’avais tenté de trouver le sommeil, en espérant seulement voir la fin de notre voyage arriver, j’observais, des étoiles plein les yeux, ce petit attroupement de gens qui semblait s’être amassé sur les remparts en nous voyant arriver.
Les plus anciens du groupe m’avaient longtemps conté des histoires à propos de cet endroit, et comme les gens de cette immense cité appréciaient commercer avec nous. Certains m’eurent dit que leur reconnaissance à notre égard était parfois telle, qu’il arrivait qu’en ces tentes que nous plantions à l’extérieur de la cité, la cité fasse venir l’une de ses prêtresses d’amour, que nos cinquante marchands pouvaient alors se partager des jours et des nuits durant, avant de reprendre la route plus requinqués que jamais. Mais cela relevait purement et simplement du mythe, à en croire les plus jeunes de mes pairs, qui jamais n’avaient pu ne serait-ce qu’entrevoir les fameux drapés de soie transparente qui recouvraient les corps soi-disant fabuleux de ces nymphes d’église.
Hier au soir, près du feu, l’un des plus vieux m’avait tapé sur l’épaule en me regardant droit dans les yeux, en me disant comme il priait pour que moi, qui ne tarderait pas à devenir un homme, je puisse avoir la chance de profiter du corps d’une telle femme.
Celui-là même qui m’avait tenu à l’écart des filles des oasis toutes ces années, pour des raisons qu’il ne saurait m’expliquer disait-il, m’avait cette fois fait rougir plus qu’il n’en faut, en me racontant tout ce qu’une femme serait en mesure de faire à « un garçon comme moi ». Il n’eut pas besoin de le mentionner pour que je comprenne ce à quoi il faisait allusion en disant cela. Bien souvent, les hommes du groupe m’avait toisé, les yeux écarquillés, quand nous allions uriner ensemble dans le désert, la nuit, de peur que l’un de nous se perde… certains m’avaient surnommé « le cobra », et sifflaient tel un serpent sur mon passage jour après jour, plutôt que de m’appeler par mon prénom. Si j’avais appris à ne plus y prêter trop attention, cela n’en restait pas moins avilissant, pensais-je souvent.
Après de longues heures à attendre, à guetter plus qu’il n’en faut l’arrivée des émissaires de la cité, par-delà ses immenses portes closes, je sortais, profitais un peu de l’ombre offert par les dunes pour regarder plus au loin encore. J’admirais l’immensité de ces tours, de ces bâtisses solides, que jamais n’avais-je pu en contempler d’autres… et je me demandais à quoi tout cela pouvait bien ressembler, une fois à l’intérieur. Tout devait y être si richement orné et décoré, plus confortable sans aucun doute, que nos tentes mobiles, malgré tout leur apparat.
Oui, que ce devait être bon, de se réveiller chaque jour, au beau milieu de ces jardins verts, rafraîchi par les ombres portées par ces denses remparts colorés.
Les grandes portes s’ouvrirent… et un convoi en sortit. Une dizaine d’hommes en armes, dotés chacun d’armures dont l’éclat scintillait fort au soleil, entourant d’autres hommes plus petits, un peu plus gras aussi sans doute, richement vêtus dans des soieries d’une qualité supérieure encore à celle que nous apportions avec nous. Sans doute s’agissait-il du chef de la cité et de ses émissaires, chargés du commerce avec l’extérieur.
Mais, aussitôt mon regard s’était-il plongé par-delà les portes, pour espérer en entrevoir plus, aussitôt le son d’un cor se mit à résonner par-delà les collines. Tous, nous nous tournâmes, en comprenant bien vite ce qu’il était en train de se passer.
Un second cor résonna, puis un troisième, pour finir de former cette infernale chorale qui déchirait nos oreilles. Les sommets des dunes nous surplombant furent vite investies de silhouettes, plus nombreuses que tout autre groupe de pillards auquel nous avions bien pu avoir affaire au cours de ces régulières attaques que nous subissions. Les cors de guerre de la cité d’Ingens vinrent sonner en réponse, et les soldats venus à notre rencontre firent d’un coup volte-face.
Sans doute avions-nous été suivis des jours durant… sans même le remarquer. Sans doute ces hommes s’étaient-ils préparés et avaient-ils attendu le moment le plus propice qui soit, pour passer à l’offensive.
Poussés par notre instinct de survie, nous fûmes des dizaines à prendre la suite des émissaires en direction d’Ingens, bousculant même les soldats, pour entrer avec eux. Les cris résonnèrent plus fortement encore, que ne l’avaient fait les cors dans ma tête, lorsque l’immense porte nacrée se referma au nez de certains de ces hommes auprès desquels j’avais grandi.
Par je ne sais quel coup du sort, j’avais eu la chance d’être de la petite poignée d’étrangers à fouler le sol sacré d’Ingens, par dépit et par désespoir. Retranché près du mur d’enceinte, j’eus l’impression de tout entendre des combats qui firent rage les heures suivantes.
Les portes refermées, les soldats d’Ingens n’eurent a priori aucun mal à repousser la tentative de percée de l’ennemi, et ce même malgré son nombre. Toutefois, je le tiens de mots que quelques gardes eurent prononcés après coup : il ne resta rien de ce caravansérail qui m’avait servi de foyer des années durant.
Ce n’est qu’une fois passé l’état de choc que, assis dans un coin, adossé à un mur de l’enceinte, je pris vraiment conscience de la présence de cette flèche, à demi plongée dans mon abdomen sanguinolent.
Sur cette vision que j’avais des marchands survivants que l’on guidait vers la sortie, mes yeux semblèrent peu à peu se fermer. Quand bien même luttais-je, le noir gagnait mes yeux et je m’effondrais, incapable de m’adresser à qui que ce soit, tant du fait de voir mes forces m’abandonner, que du fait que les habitants de cette cité et moi ne partagions aucunement la même langue.