Quelle ère bien triste que celle-ci.
« En quelle année sommes-nous ? », pensa la Bête, alors qu’elle observait le monde depuis un perchoir improvisé, au sommet du plus grand arbre qui soit, au centre même de cette gigantesque et luxuriante forêt qui faisait son domaine.
Bien qu’elle ne fut posée qu’à lui-même, cette question n’en demeura pas moins étonnante, étrange, compte tenu du fait que le temps n’avait ni emprise ni véritable sens pour l’être qui se tenait là, tel un observateur lointain et silencieux. La Bête n’osa pas se demander ce qu’était une année, ce que cela représentait, de peur qu’il ne lui faille pour cela aller ouvrir un tiroir de sa mémoire qu’il valait mieux garder sous clé. Depuis des siècles que la Bête avait cessé de courir après son identité perdue, celle-ci vivait bien mieux. Elle n’était plus en proie au chagrin, au doute ni à l’impulsive colère.
Hors du temps, hors du monde, la Bête avait trouvé sa raison d’être en ce cycle de vie et de mort perpétuel dont elle devait assurer l’équilibre, ici, en ces bois sacrés.
Mais si ceux-ci se portaient bien, bien plus que jadis, au temps des premiers Hommes, l’ère que nous vivions alors n’était toutefois pas des plus gaies pour l’hôte de ces bois. Voilà donc, peut-être, la source de ses tourments, et donc de cette question qui le maintint un moment dans cet état de confusion.
Voilà bien des lunes déjà -et elles se comptaient en milliers- que la mort gagnait du terrain face à la vie en ces lieux. De nombreuses années avant ce jour, quelques rumeurs concernant l’existence de sorcières se réunissant en ces bois se répandirent comme une traînée de poudre dans les villages environnants. Il ne fallut pas longtemps aux hommes pour s’insurger et entreprendre une traque sanglante, qu’ils prirent un malin plaisir à mener.
Surprises en plein ébat avec cette chose que les Hommes nommèrent « démon », durant la période que la Bête réservait aux saillies de masse, avant l’Automne, ce furent bientôt des centaines de femmes des environs qui finirent jugées par leurs pairs. Fornication, sorcellerie… tous les prétextes furent bons, et nombreuses furent les femmes à disparaître, qu’elles aient été véritablement surprises avec la chose… ou non.
Vous savez comment marchent les rumeurs. Il suffit d’une fois, qu’un seul de ces colporteurs n’échappe un jour à la vigilance de la Bête, pour que le pire n’advienne.
Quand bien même sa localisation restait de tous, ou presque, un secret, l’église fondée en hommage à l’esprit hantant la forêt ne put que dépérir. L’Ordre, maintenant millénaire, persista évidemment. Mais les messes et célébrations se firent de plus en plus rares, de plus en plus espacées et secrètes. Même si le bois demeurait un havre de paix, protégé par son éternel héraut, les menaces du monde au dehors pesaient désormais trop lourd dans la balance.
Et… qui dit moins de sœurs et d’accouplements, dit aussi, en ce lieu sacré du moins, moins de vie, de nature et de splendeur.
Ainsi, sans même qu’ils aient à entrer en ces lieux, l’impact qu’avaient les hommes sur leur propre monde était tel, qu’il finit par en ternir un autre.
Redevenue presque aussi seule qu’au premier jour, la Bête se remit à chasser le chasseur, le bûcheron également, pour préserver au mieux son domaine, comme le peu d’équilibre qui y régnait encore.
Dans les hautes branches, le vent se mit à souffler et les arbres à trembler. Après un soupir rauque, lâché à la vue de cheminées lointaines, la Bête avait entreprit de quitter son perchoir pour rejoindre la terre et son antre. Une fois de plus, en silence, elle avait maudit les hommes.
Le jour était clair, le soleil était de plomb. Pourquoi donc mettre le feu aux branchages morts ?
Ruminant à ce propos des heures durant, les naseaux encrassés par la fumée qu’elle avait humé même de loin, la Bête ne remarqua pas de suite cette nouvelle fragrance qui venait de s’ajouter à celles qui emplissaient déjà les bois. Et c’était là un fait assez rare pour le souligner, puisqu’en la matière, rien, d’ordinaire, n’échappait à son odorat.
Habituellement pouvait-elle deviner ce qui entrait dans les bois comme ce qui en sortait, en quel nombre, et savait-elle aussi ce qui se mourait, rien qu’à l’odeur.
Lorsqu’un vent nouveau se leva, brusque et rapide, la Bête sût.
Mais, quand bien même elle prit conscience à retard de cette nouvelle intrusion, elle ne dressa pas l’oreille pour autant, ni ne ressentit le moindre danger, la moindre menace…
Cette odeur… lui était familière, caractéristique du début d’une nouvelle saison, celle-là même qui succédait à l’hiver pour qu’enfin tout renaisse.
Rendue nostalgique par cette simple fragrance, la Bête s’apaisa, sourit, si tant est que celle-ci pouvait sourire. Cette odeur, si la Bête ne la reconnaissait pas comme étant celle d’une des sœurs de son église, lui rappelait toutefois d’autres intenses saillies.
Si les visites des sœurs de l’Ordre dédié à son culte se faisaient rares, d’autres femmes avaient parfois, à travers les âges, su prendre leur place. Venues de bourgs et de villages divers, disséminés aux alentours, quelques-unes d’entre elles venaient s’offrir à la Bête… rarement. Celle-ci ne comprit jamais vraiment le sens de ce rituel auquel celles-ci s’adonnèrent, mais ne se refusa jamais à contenter celles qui recherchaient son étreinte.
Et cette odeur, cette si singulière odeur…
Celle-ci, la Bête aurait pu la reconnaître entre milles.
Et lorsqu’à celle-ci s’en ajouta une autre, alors la Bête finit d’être convaincue. Ce parfum, sa recette, comme celle ayant servi à la confection de cet encens qu’elle humait alors, elle les connaissait bien.
Elle les connaissait bien car, de toutes celles venues lui faire don de leurs corps, il en était qui, une fois leur soi-disant rituel accompli, revenaient d’elles-mêmes retrouver la chaude étreinte du Dieu de ces bois. Mariées, mères, pour la plupart, toutes ne cherchaient qu’une seule et même chose… et la Bête la leur offrait.
Et, plus encore que cette « chose », toutes ces femmes avaient un point commun : le sang. L’apparence également, à quelques détails près. Toutes ces mêmes cheveux sombres, ces yeux d’un bleu clair et cristallin… Peut-être l’aurez-vous donc compris, toutes ces femmes, devenues un temps les amantes de la Bête, descendent d’une seule et même lignée. Et ceci, la Bête en était sûre, était leur odeur.
Rendue aux portes de l’église en ruines, à petits pas et en silences, la Bête sût encore : elle ne se trompait pas.
Elle ne sût dire à quand remontait la dernière visite de l’une de ses parentes. Vingt ans peut-être ? Un peu plus. Toutefois, alors que de ses grands yeux jaunes, l’immense animal vit la jeune fille, qui trônait maladroitement au pied de la statue faite à son effigie, elle sut que jamais encore elle n’avait eue affaire à celle-ci.
Et pourtant, comme si celui-ci datait d’hier, tout prenait alors l’allure d’un souvenir. De jolies fleurs dans ces longs cheveux tressés, ce parfum… cette robe d’un blanc pur mais légèrement cassé…
Recevant cette vision avec tendresse et émotion, la Bête s’adoucit plus encore. Tandis qu’elle s’était tenue grande, haute et fière sur ses deux jambes, à observer en silence depuis l’encadrement de la grande porte, voilà qu’elle finit par se laisser choir pour retomber à quatre pattes, tel un félin.
Incapable de prononcer le moindre mot, mais désirant s’annoncer sans surprendre, elle gonfla ses naseaux, puis expira chaudement. Son annonce résonna assez fort, alors elle sut qu’elle avait été entendue.
Aussi s’avança t-elle.
Lentement, tout doucement, la Bête approcha, comblant la distance la séparant de la jeune femme. À quatre pattes toujours, ses gigantesques épaules roulant, elle resta à bonne distance, évidemment consciente du choc que pouvait être une toute première rencontre avec elle, lorsque l’on ne savait à quoi s’attendre.
De ses yeux jaunes, luisants et perçants, observa t-elle la jeune fille sous toutes ses coutures. Le soleil perçait un peu par-delà la toiture et aussi devina-t-elle très vite les contours de ce corps appétissant, à travers les mailles de lin. La lumière était telle que la Bête crut apercevoir le noir d’une petite toison entre ses jambes, sombre, dense et fournie comme l’était son pelage…
Silencieusement, la Bête tourna, tourna, tel un lion en cage.
Son énorme fessier musculeux se contractait, se décontractait…
Du fait de la position que tenait la bête, il était impossible de manquer ces deux larges melons pendant sous sa croupe, pleins et flanqués d’une fourrure toute aussi épaisse que celle recouvrant le reste de son corps.
Psssssssst… pssst…ppppssssst…
Et, juste en-dessous de ceux-ci semblait pendre une queue. Presque longue et large comme la trompe d’un petit éléphant, la gigantesque chose pendait, traînait au sol. Couverte au repos d’une couche de peau épaisse et toute aussi fournie de poils que le reste, la longue trompe semblait balayer les carrés froids du vieil office.
Ppssst…
Après plusieurs tours, toujours à un mètre ou deux de distance, la Bête finit enfin par s’arrêter.
Se tenant face à la jeune femme, elle se repositionna, s’installant genoux fléchis, pour qu’enfin, elle puisse prendre conscience qu’en aucun cas, la statue ne lui rendait justice.
Rivant son regard en direction du sien, la Bête battit silencieusement des paupières puis souffla doucement.
Lentement, elle abaissa la tête, en guise de révérence.