Baltus sortit en hâte de la tente de commandement dans le cliquetis de son armure, qu’il avait revêtue à minuit après quelques heures de sommeil. Il jeta un rapide coup d’œil sur le campement, qui commençait à s’animer d’une activité fébrile. Les hommes se déplaçaient entre les longues rangées de tentes dans la clarté encore incertaine et les mailles de leurs armures résonnaient d’un son métallique. Des étoiles brillaient encore faiblement à l’ouest, mais de grandes bandes rosées s’étendaient sur toute la ligne d’horizon à l’est, où la bannière frappée du cheval de Valkia flottait au vent en replis soyeux.
Mais l’heure n’était pas aux contemplations pour Baltus. Le général lui avait donné l’ordre de trouver un magicien dans le camp et c’est ce qu’il fit en toute hâte, déambulant entre les tentes de guerre comme un fantôme. Il finit par mettre la main dessus, son regard immédiatement attiré par l’accoutrement extravagant du mage qui était l’apanage de cette classe. Là où d’autres officiers, moins enchaînés par leurs principes moraux, auraient jeté une œillade lubrique sur la superbe femme au grand chapeau, Baltus, que la nature avait gratifié d’un exceptionnel sens des responsabilités -ne le rendant que meilleur à son poste- ne vit en la magicienne, qu’un objectif militaire qu’il venait d’accomplir.
---
Mais revenons à Aodh qui était alors occupé à faire les cent pas dans le pavillon de commandement. Le moindre de ses mouvements révélait cette parfaite coordination entre ses muscles d’acier et son esprit aiguisé qui est l’apanage du combattant-né. Il n’y avait rien d’étudié et de mesuré dans ses gestes. Soit il était immobile comme une statue de bronze, soit il se déplaçait, sans cette fébrilité de celui qui a les nerfs à vif, mais au contraire, avec une vitesse toute féline, qui brouillait la vue de celui qui tentait de le suivre du regard.
Alors qu’il faisait un nouveau pas, quelque chose résonna avec un bruit métallique et l’acier mordit sauvagement sa jambe. Il trébucha et manqua de tomber, presque emporté par son élan. Les mâchoires d’un piège s’étaient refermées sur sa jambe et les dents d’acier s’étaient enfoncées profondément sans lâcher leur prise. Seuls les muscles saillants de son mollet empêchèrent l’os de se briser. Le maudit engin avait surgi du sol recouvert de peaux. Le barbare pouvait désormais voir les fentes qui avaient parfaitement dissimulé le piège au sol. La main d’Aodh se porta instinctivement vers sa ceinture, pour n’y trouver qu’un fourreau vide. Malheur, il l’avait déposée près du broc d’eau.
« Hé bien… il semblerait que le féroce lion soit pris au piège. » Un homme -du moins il ressemblait à un homme- enveloppé de guenilles pareilles aux bandages d’une momie, avec une cape en lambeaux sur les épaules et une cagoule, se tenait dans le coin de la tente. Aodh voulut hurler sa rage mais aucun son ne s’extirpa de ses lèvres. Tout ce qu’il pouvait réellement voir de la silhouette tapie dans les ombres, étaient ses yeux qui ressemblaient à des joyaux noirs.
Les dents d’acier dans la jambe du barbare étaient pareilles à des charbons ardents, mais la douleur qu’elles lui infligeaient n’était pas aussi féroce que la colère noire qui bouillonnait au fond de son âme. Il était pris au piège comme un loup. S’il avait eu son épée à portée de main, il aurait sectionné sa jambe et aurait rampé sur le sol pour aller tuer le sombre magicien.
« Imbécile ! » rit l’apparition.
« Tu pensais pouvoir librement m’atteindre ? Tu es prisonnier de ma sombre magie. Tu resteras sagement ici général, tandis que les armées de Valkia déferleront sur ton campement et toute ta force ne pourra rien n’y faire. » Les visions de mort qui envahirent l’esprit du barbare à cet instant ne firent qu’ajouter de l’huile sur les flammes de sa rage.
« La Valusie a construit un empire qui défie l’imagination. Vous êtes à votre apogée et le monde vous envie. Croyiez-vous vraiment que cela pouvait durer ? La cité éternelle du roi Nemedus, ce monument à la gloire du pouvoir, de la culture, et du savoir. Mais le vieux lion gît, blessé par des chacals, et encerclé par des vautours. Des milliers de bouches minuscules attendent sa mort et elles porteront très prochainement les torches et l’acier jusqu’au cœur de son royaume. Même à l’heure de votre dernière défaite, vous ne trouverez aucun réconfort dans le déni... Car ainsi en a décidé Tuzun Thune. » Un rire cauchemardesque suivit ces paroles tandis que la silhouette se faisait engloutir par les ombres qui l’avaient vues naître.
Quelques temps après, Baltus et Mélusine firent éruption dans la tente.
Les présentations ne furent que de courtes durées, Baltus sentit immédiatement que quelque chose n’allait pas au premier coup d’œil jeté à son général.
« Général… tout va bien ? » L’homme en armure frôla la magicienne tandis qu’il lui passait devant pour se rapprocher d’Aodh.
« Je… plus… bouger… » articula le barbare de sa voix caverneuse. Son élocution se fit au prix d’un effort surhumain. Sa voix était étouffée, comme après une violente strangulation et les mots butaient entre ses lèvres. On voyait aux puissants muscles du général que ce dernier tentait de se mouvoir mais par quelque odieuse sorcellerie, cela lui était impossible.
« Que dîtes-vous général ? » Baltus tendit davantage l’oreille.
« Piège… jambe… » Le commandant regarda en direction des pieds du colosse. Rien, il n’y avait absolument rien si ce n’est les peaux de bêtes étendues au sol.
« Par la bannière du lion doré je ne vois rien général ! » Le second se tourna vers la magicienne, l’air désespéré.
« Qu’est-ce que cela signifie ? Comprenez-vous quelque chose magicienne ? Quelle diablerie est-ce ? » Il s’emporta rapidement et saisit la plantureuse rousse par les épaules.
« Vous devez faire quelque chose ! Une malédiction a été jetée sur le général ou est-il devenu fou à lier ?! »De son côté, Aodh était dans l’incapacité totale de se mouvoir. Le rideau noir de sa chevelure lui tombait sur les yeux et il lui était impossible de discerner la nouvelle arrivante.