C'était un jour entouré quatre fois au feutre rouge sur le calendrier de Lied, placardé sur son frigo au beau milieu de sa cuisine. Elle s'était mis un réveil la veille, et trois alertes sur son téléphone. Elle ne manquerait cette occasion pour rien au monde, rien ! Tout était prévu depuis déjà plus d'un mois. Du plus petit détail à l'évident, elle était prête à tout pour avoir sa pâtisserie ! En effet, le lendemain se déroulait l'une des fêtes les plus importantes de Tekhos, celle de l'indépendance féminine de ce territoire des plus particulier. Si la jeune sénatrice appréciait cette fête même si elle appréciait la gente masculine, si elle l'adorait et la surveillait du coin de l'oeil d'aussi loin, c'était parce que chaque année était tirée au sort la pâtisserie qui serait faite en l'honneur de cette commémoration et confectionnée dans la plus prestigieuse pâtisserie tekhane, que Lied fréquentait aussi souvent que possible en raison de sa gourmandise légendaire. Et cette année était celle que Lied attendait, celle qui allait enchanter ses papilles pour la prochaine décennie. Parce que cette année, la sucrerie qui était à l'honneur était le cupcake.
La dernière fois que cela était arrivée, la petite Lied n'avait que tout juste trois ans, et était tombée profondément malade, passant la semaine alitée dans une terrible fièvre. Ses mères à son chevet, aucune n'avait pu profiter du festival, et l'enfant n'en avait été que plus dévastée encore, jusqu'à ce que sa tante, pensant à sa nièce qui rêvait de pouvoir y participer, lui rapporta un cupcake de festivité. Elle en avait été si heureuse, appréciant tant la divine gourmandise, qu'elle en avait éclaté en sanglots, pleurant à chaudes larmes dans les bras de Myriade qui s'était alors couchée avec elle dans son petit lit pour la consoler. C'était un sentiment doux et plaisant auquel elle se raccrochait, et cette fois, sa santé ne se mettrait pas en travers de son chemin ! Dès qu'elle avait su pour le cupcake, elle avait hurlé et programmé le tout des prochains jours. Ce fut peut-être la seule fois où l'on vit la sénatrice Mueller courir dans un magasin de camping, à s'acheter un sac de couchage bien chaud et douillet, une petite tente, puis filer faire le plein de nourriture pour tenir, puisqu'elle comptait camper devant la pâtisserie pour pouvoir y pénétrer et récupérer son dû dès l'ouverture à l'aube ! C'est donc une Lied très organisée qui quitta le Sénat ce soir-là, toute heureuse et impatiente, rejoignant son véhicule.
Comme nombre de tekhanes, elle avait le goût des derniers modèles de véhicule, ceux qui ne demandaient même plus à avoir un réel conducteur physique, quand bien même la jeune femme savait conduire, cas où elle aurait à laisser tomber le pilote virtuel de son engin, ou plutôt où celui-ci la laisserait tomber pour une raison ou une autre. Une voiture aux courbes fines, aux vitres fumées, d'une blancheur élégante, que Lied avait voulu la plus confortable possible en raison des trajets parfois bien longs qu'elle pouvait être amenée à faire. Cela ne lui serait que bénéfique après sa dure journée de travail. S'installant à l'avant du véhicule, posant à son côté son sac à main alors qu'à l'arrière se trouvait celui, plus gros, contenant tout ce dont elle avait besoin pour survivre cette nuit, elle s'engagea hors du parking où elle avait sa place attitrée pour se diriger vers la pâtisserie tant convoitée depuis des semaines. Nul besoin de passer chez elle prendre une douche, son lieu de travail était étonnamment pourvu de salles d'eau, ni pour prendre une couverture ou un oreiller, tout était déjà prêt. Il ne lui restait qu'à patienter dans les quelques bouchons habituels à cette heure de la journée pour ensuite aller se positionner là, devant cette pâtisserie qui allait fermer d'ici qu'elle arrive.
Les choses ne pouvaient cependant pas toujours se passer comme prévu, surtout lorsque cela concernait la famille Mueller. Belphy était la plus habituée à ces tourments, Lied y échappait de manière générale, comme si le destin avait décidé qu'il avait bien assez endommagé sa jeunesse pour se permettre de nouveau de tels malheurs dans sa vie d'adulte. Sauf cette soirée-là. Alors qu'après avoir tourné en rond pendant un quart d'heure pour trouver une place, elle venait enfin de se garer, la voiture commença à paniquer. Et paniquer dans le sens où elle se verrouilla soudainement, calfeutrant même les fenêtres, comme si la jeune femme à son bord était victime d'une attaque armée. C'était un des malheureux scénarios possibles dans la vie de sénatrice, aussi chaque véhicule dont elle faisait l'acquisition devait être doté d'un système de protection pour la tenir en vie coûte que coûte. En l'occurrence, quitte à lui coûter le met divin qu'elle souhaitait. Il faisait nuit noire dans l'habitacle, et summum du dérèglement, le véhicule n'émit pas le signal de détresse qui permettait aux forces de l'ordre d'arriver sur place et l'extirper de sa prison protectrice. Soudainement prise de rage, un poing s'abattit sur une des vitres.
« Mais laisse-moi sortir, engin de malheur ! Sale boîte de conserve ! AIDEZ-MOI !! »
Un cri retentit dans l'habitacle, perçu par quelques passantes qui ne s'attardèrent que peu sur leur chemin. Ce n'est qu'après une heure d'attente impatiente et un paquet de chips éventré que la jeune femme en eut marre et appela d'elle-même les autorités. Et ce n'était que le début des emmerdes. Les équipes d'exfiltration n'arrivèrent qu'une heure plus tard, elles aussi prises dans les bouchons, et surtout, ne parvinrent pas à déverrouiller le véhicule. Il semblait qu'une anomalie du système avait causé l'enclenchement du système d'urgence avant de tout bonnement cesser de fonctionner, empêchant toute résolution par les voies informatiques du problème. Et ils n'osèrent la prévenir qu'après encore une heure et demi de plus ! Il faisait froid à l'intérieur, elle avait même dû dérouler son duvet pour se tenir au chaud et engloutissait compulsivement des billes soufflées au chocolat. Même les divinités des mondes environnants durent entendre la rage de Lied quand elle entendit qu'on ne pourrait sans doute la sortir de là qu'au lendemain matin, le temps que l'on fasse venir un des outils de l'armée pour découper une sortie dans le véhicule. Ni une ni deux, elle coupa court à l'appel de l'agente sur son téléphone, et fit ce qu'elle avait à faire dans cet état de crise.
« Oui bonjour, pâtisserie Emeros je vous écoute ?
- Bonsoir, c'est Lied Mueller à l'appareil. J'ai une immense et irresponsable requête...
- Que vous faut-il cette fois madame Mueller ? Une autre de ses boîtes de chocolat fleuris ?
- Non c'est... Et bien... Je voudrais réserver une de vos pièces des festivités de demain. Je suis actuellement coincée dans ma voiture. Genre, littéralement. Je dois attendre demain matin que l'armée veuille bien ouvrir cette boîte de conserve. Et.. Oh par pitié, juste un seul, cela fait depuis vingt-trois années que j'attendais ça, ça ne peut pas me passer sous le nez pour une connerie pareil ! Je vous en priiiiiiie !
- Héhé, aucun problème madame Mueller. Vous êtes une habituée de chez nous, pour une pièce, cela ne fera pas la différence. Veuillez juste ne pas ébruiter cette petite faveur.
- Oh vous êtes une ange, merci infiniment, et à demain ! »
Heureusement que Lied avait prévu de quoi survivre, puisqu'elle en eut bien besoin. Impossible pour elle d'obtenir de la nourriture de l'extérieur ou activer le chauffage ou mettre de la musique, elle se contentait de grignoter tout ce qu'elle avait emporté, emmitouflée dans son duvet rouge en regardant une série sur sa tablette de travail, ou un film. Le fait de savoir que, quoi qu'il arriverait, un cupcake l'attendrait docilement à la boutique lui permettait de ne pas stresser outre mesure et d'attendre patiemment l'aube, quand enfin la délivrance viendrait la quérir. C'est ainsi qu'au petit matin, alors que les participantes de la fête commençaient déjà à tout mettre en place, qu'une espèce de scie géante fut amenée auprès du véhicule où la sénatrice se reposait. Le bruit fut tel qu'elle s'éveilla en un rien de temps, s'écartant au maximum de la découpe de la furieuse machine, pour pouvoir, une demi-heure plus tard, sortir enfin de ce cocon de métal. C'est à peine si elle prit le temps de remercier ses sauveuses qu'elle déambulait déjà dans les rues, cherchant à se frayer un chemin parmi ces tekhanes surexcitées. La queue était monstre devant la pâtisserie, à l'angle de la rue. Tout le monde voulait ces merveilleux cupcakes, qui ne serraient jamais refaits, au grand jamais ! Et Lied comptait bien avoir le sien, son doux amour sucré qu'elle prendrait en photo avant de pouvoir le dévorer.
Mais alors qu'elle approchait de la boutique, les visages déçus se multipliaient. La pâtisserie était ouverte depuis quarante six minutes que, déjà, les cupcakes avaient disparu des rayons, et que chaque demoiselle parvenant enfin aux portes du nirvana s'en voyait refuser l'accès par la chargée de sécurité employée pour l'événement. La boule au ventre, Lied approcha timidement, expliquant tout bas qu'elle avait réservé un des cupcakes, et put enfin entrer dans la pâtisserie. Malgré la queue monstrueuse et le nombre affligeant de femmes qui repartaient, déçue, les vitrines n'étaient aucunement vides, au contraire, remplies de pâtisseries plus colorées et odorantes les unes que les autres. Tarte meringuée à la spyrolice, éclair au coramiel, il y avait de quoi ravir les papilles de tout un chacun ! Mais surtout, elle le voyait. Sur le plan de travail se trouvait l'ultime cupcake. A la couronne dorée, recouverte d'une crème si parfaitement sculptée qu'elle aurait juré qu'il s'agissait de marbre liquide. Surmonté de petits éclats de sucre cristal, de petites baies de couleur bleues, et surtout, de la petite carte qui indiquait le numéro du cupcake, preuve de son caractère limité, et en l'occurrence, qu'il s'agissait du tout dernier. Il était absolument parfait. Il n'attendait qu'elle ! Epargné de toutes ces furies pour elle, qui en avait les yeux luisants tant elle touchait au but.
La seule tâche à son tableau fut qu'elle remarqua deux mains gantées de plastique prendre le cupcake et le poser dans une boîte en carton, devant une petite figure gracile qui semblait indiquer qu'il n'y en avait nul besoin, comme si elle allait le prendre directement dans ses mains pour le déguster. Mais.... Mais déguster quoi donc ? C'était son cupcake, là, non ? Le sien, rien qu'à elle, dont elle rêvait depuis des mois, qu'elle désirait depuis sa plus tendre enfance. Ses yeux bleus suivirent la forme ronde être délicatement posée dans les mains d'une inconnue, la pâtissière ne regardant même pas Lied, comme si cette dernière n'existait pas, groggy.
« ...Hein ? »
Les bras ballants, la jeune femme se retrouva nez à nez, séparée de trois bons mètres, de cette créature qui tenait prison son précieux bien. Elle se sentait flancher. Ses jambes tremblaient, mais elle ne perdait pas des yeux ce qu'elle était venue chercher, sa figure suivant le mouvement vers le haut, jusqu'à voir des lèvres fines souiller le glaçage brillant, et arracher la pâte délicate de la pâtisserie sous son nez. Cette chose, cette immonde créature perfide, venant de manger la moitié du cupcake.
« M....Mais... Ce.... C'était... !! »
La pâtissière ne réagissait pas, se contentant de remettre des gâteaux dans les vitrines là où il y avait quelques trous. C'était une vaste plaisanterie, n'est-ce pas ? Ses yeux s'écarquillaient comme des soucoupes, son cœur semblait avoir cessé de battre tandis que le souffle lui manquait. Elle était dévastée. Second coup de crocs cruel dans le cupcake, dans son cœur, dans son âme. La jeune femme flancha et s'écroula au sol au même moment où deux grosses larmes dévalaient ses joues. Troisième morsure perfide, il ne restait rien du glaçage, juste la base du gâteau dans son écrin de papier coloré. Et c'en était trop pour Lied. Rassemblant ses maigres forces, les consolidant grâce au désespoir qui l'animait, elle se redressa, le visage rougi par la colère, alors qu'elle s'exprimait.
« Toi... Sale petite vermine ! Voleuse ! Sale garce !! »
Et dans un élan de folie, Lied se jeta à son cou, l'enserrant de ses deux mains fines, alors que tombaient sur le sol les toutes dernières miettes du cupcake, entièrement avalé par la responsable de toute la haine contenue dans le corps fragile de la jeune sénatrice. Il était tout de même à noter que si le désespoir lui permettait de se mouvoir, accordé à sa constitution faible, il ne lui permettait aucunement d'étrangler la personne qu'elle venait de renverser. Au mieux, elle l'enquiquinait à faire échouer ses larmes sur sa figure pendant qu'elle la surplombait. A ses yeux, son bonheur venait d'être avalé comme un cupcake.