Juste un petit ruban noir et argenté dans les cheveux, dernière touche d'élégance. Je me regarde dans le miroir de mon dressing. Le bustier noir est parfaitement ajusté, et laisse à peine deviner la naissance de mes seins, ainsi bien mis en valeur. La jupe noire à mi-cuisses est sobre, apanage de femme élégante, assortie dans ce côté sombre aux bas et aux escarpins, qui font partie de l'image discrète que je veux, en ces conditions. Certes, les bas sont agrafés à un porte-jarretelles noir lui aussi, et la jupe cache une culotte sobre mais dont la dentelle est juste révélatrice, mais tout cela demeure de bon goût et sans ostentation. Noir, toute de noir vêtue, peut-être ne suis-je plus qu'une veuve noire, depuis que j'ai tué l'amour de ma vie ?
Je ferme la porte à double tour. Mon petit studio, au centre de Seikusu, me suffit, simplement parce qu'il m'offre un très grand dressing, qui m'aide à peaufiner mes tenues de « scène ». Et il a l'avantage d'être à quelques minutes à pieds, de mes deux « scènes » justement, le Cosy Blue et l'Oeillet rose.
Le Cosy Blue demeure mon petit café attitré. Etrange boutique, au cœur du quartier central de Seikusu, là où se négocient beaucoup d'affaires qui rythment la vie de la cité, à la fois au dehors comme une bonbonnière rose malgré son Blue de nom, et vieux style anglais à l'intérieur comme on ne saurait imaginer. Savourer un café, négligemment installée dans un fauteuil club au cuir noir patiné, observer à travers les volutes parfumées ces hommes d'affaires pressés qui croient que leur vie dépend du contrat qu'ils négocient.
Leur vie ? Si fragile, si imprévisible. Il leur suffit de croiser mon regard, pour que leur vie bascule.
L'homme d'affaire est si prévisible ! Seul, loin de chez lui, il est à l'affût de tout ce qui porte jupon. Avec moi, il ne peut être que comblé, car je soigne toujours ce qui est sous ma jupe stricte, pour les affoler avant de leur dévoiler mon trésor.
L'homme d'affaire est si banal, le regard fuyant pour juste un coup d'oeil, le regard fuyant pour mieux regarder si ce sont des bas ou des collants, le regard acquiesçant à l'oeillade qui lui indique « Tu viens, chéri ? ».
L'homme d'affaires est si goujat, payant la chambre de l'hôtel L'oeillet rose, tout proche, en espèces, après qu'il ait enfin compris que la galanterie demeure malgré l'égalité des sexes, après avoir fait semblant de ne pas comprendre pourquoi celle qu'il suit a des besoins financiers.
L'homme d'affaires est si prévisible, il en veut pour son argent, il a les mains baladeuses et l'impatience grotesque, il roule des yeux quand j'ôte ma jupe et grogne quand mes lèvres enserrent son sexe, il se croit amant inégalable lorsqu'il ahane dans ma totale indifférence.
L'homme d'affaires est faillible, il se fait toujours surprendre lorsque j'attaque sa carotide, tranchante et fatale. L'homme d'affaires ne fera plus d'affaires, lorsque je jette par le vide-ordures ce corps qui m'a nourrie de son précieux nectar.
L'homme d'affaires ne me sert qu'à assurer mes besoins vitaux en sang, mais, parfois, quand le manque est trop criant, je dois me contenter de ce qui me passe sous la main, un SDF qui ne manquera à personne, une lycéenne en fugue qu'on ne retrouvera jamais, et d'autres auxquels j'offre de prolonger leur vie en faisant couler leur sang dans mes propres veines.
Quand j'entre dans le Cosy Blue, le calme me saisit, par rapport à l'animation au dehors, à ces étudiantes qui piaillent, à ces jeunes qui se déhanchent, à ces familles qui se chamaillent. À l'intérieur, tout est si calme. Un bref salut au barman, le rituel est toujours le même, moka d'Ethiopie, torréfaction très fine, ni sucre ni biscuit. Il le sait, il me l'apporte.
En attendant, j'ai jeté un coup d'oeil à la salle. Le vieux tout sec, à la vitrine, m'a l'air trop coincé; non seulement il ne doit pas être sujet à la gaudriole, mais il doit y avoir trop peu de nectar dans ce corps décharné. Le gros bedonnant, justement, est gros et bedonnant, et ça va avoir du mal à m'aider à faire semblant d'être excitée. La belle blonde, à la cinquantaine très classe, me tenterait bien ; son sang doit être aussi délicat qu'elle, et, rien que d'imaginer nos seins pressés l'un contre l'autre, tandis que se déverse en moi la vie qui part d'elle, me procure une délicieuse chaleur entre les jambes. Mais je n'ai pas l'air de lui faire le moindre effet.
La chasse commence très mal !