Ouf, apparemment, les choses prenaient une tournure bien meilleure qu’il ne l’aurait pu craindre, car en constatant les moyens défensifs considérables que le démon avait à sa disposition, Saïl s’était douté qu’il devait en avoir des offensifs d’une puissance équivalente, et qu’il aurait ainsi pu le pulvériser d’un claquement de doigts si cela lui avait chanté : de toute évidence, il n’avait pas affaire là à une entité de petit calibre, et s’il n’avait pas été aussi résolu à respecter la promesse de praticien qu’il venait de faire, il aurait probablement eu des doutes sur le bien-fondé de son entreprise. Mais bon, le fait était qu’il avait le feu vert pour l’entreprise qu’il s’était proposé d’exécuter, et comme l’autre avait l’air d’être du genre à respecter sa parole, que ce fût pour son salut ou pour sa perte, il pouvait être rassuré sur ce point. En effet, il ne craignait même pas les répercussions d’une erreur médicale de sa part, car il était si assuré de ses capacités en la matière que l’idée ne l’effleura même pas qu’il aurait pu faire preuve de maladresse et molester la jeune fille déjà bien tourmentée par ce qui lui arrivait. En réalité, ce qui le fit déglutir et se sentir mal à l’aise, ce fut la perspective de quitter son apparence de loup-garou pour retrouver celle avec laquelle il avait passé la majeure partie de sa vie : non pas qu’il considérât cela comme une mauvaise chose étant donné que cela ne pourrait que lui être utile pour opérer avec plus de facilité qu’avec ses grosses pattes griffues, mais l’idée n’était pas quelque chose d’évident à assimiler. D’ailleurs, est-ce que le bougre cornu était aussi sûr que cela de ce qu’il avançait ? Qu’est-ce qui lui disait qu’en prenant le risque de réitérer son approche, il ne serait pas cette fois-ci réduit en charpie par un autre prodige magique de sa part ? Rien, mais de toute manière, comme le dit le sage, qui n’avance pas recule, alors au lieu de tergiverser, le mieux à faire était de tenter sa chance sans discuter et à Dieu allait !
Le cœur battant, les membres tremblotants, les gestes incertains mais déterminés, l’homme-loup s’avança, prenant par réflexe une inspiration avant de franchir le seuil fatidique, s’attendant à tout instant à déclencher il ne savait trop quoi de cataclysmique dans une cacophonie de folie. Malheureusement pour les amateurs de sensations fortes, il n’y eut ni coup de tonnerre ni flammes infernales ni gouffre de ténèbres, mais simplement une sensation de fourmillements, de démangeaisons et d’agitation interne, comme si le processus qu’il avait subi il y avait maintenant dix-sept mois était en train de s’inverser, ou plutôt de se résorber alors qu’il pénétrait dans l’aire d’influence du sortilège : comme dans un rêve, il se sentit rapetisser sensiblement alors que son pelage fourni redevenait de simples poils tout ce qu’il y avait de plus humain, sa crinière se réduisant à une touffe de cheveux brouillonne, que son faciès animal retrouvait les traits honnêtes et chaleureux de ce qu’il avait été, que ses jambes arquées reprenaient leur droiture passée et que ses griffes prenaient la forme d’ongles inoffensifs. Bien entendu, la maison ne faisant pas les miracles –enfin, pas à ce point en tout cas-, il resta aussi dépourvu de vêtements qu’il l’avait été, et son pagne désormais beaucoup trop large pour lui se mit rapidement à choir, rattrapé machinalement des deux mains par le désormais humain aussi éberlué que s’il venait juste de naître, ne sachant véritablement pas par quel bout prendre ce qui lui arrivait. Il n’en croyait pas ses yeux, et si les circonstances n’avaient pas été aussi sérieuses, il se serait probablement laissé aller à éclater d’un rire joyeux à se voir reprendre cette apparence si chère à son cœur, même si ce n’était que pour un moment limité.
Toutefois, s’il n’était plus homme-loup, il restait toujours aussi protecteur et, cessant rapidement de se contempler le nombril, il se dépêcha de rejoindre sa patiente, grimaçant en sentant la rocaille des landes lui écorcher la chair maintenant qu’il n’allait plus pattes nues mais pieds nus, traînant presque avec difficulté son kilt désormais démesuré qu’il maintenait sur lui par souci de décence étant donné que c’était là son seul vêtement. La réflexion lui vint qu’il aurait d’ailleurs normalement dû être bien davantage éprouvé que cela par les rudes conditions météorologiques ambiantes, mais un regard rapide autour de lui lui fournit la raison d’une telle quiétude : si aux alentours, les lieux conservaient leur même hostilité naturelle, l’influence localisée de la magie infernale semblait avoir constitué un dôme qui tempérait grandement la rudesse du climat, et qui expliquait également pourquoi l’adolescente avait l’air aussi béate entre ses élancements de souffrance.
Mais à ce propos, allons, il ne fallait pas tergiverser une seconde de plus, et le médecin habillé de manière bien originale fit bien rapidement abstraction de tous les détails et de toutes les pensées parasites qui lui venaient à l’esprit, les chassant d’une grande inspiration apaisante pour mieux se focaliser sur l’objet de ses soins, s’agenouillant sans cérémonie devant les jambes largement écartées, se servant du vêtement de peau comme d’un tapis de façon à s’accorder un minimum de confort. En tout cas, pas besoin d’être un génie pour voir que la naissance s’inaugurait bien mal : une jupe telle que l’enceinte en portait était bien pratique pour cela, mais pas le fait de garder ses sous-vêtements comme c’était le cas !
« Vous m’excuserez… » Marmonna-t-il avant de retrousser d’un geste sec la jupe puis de déchirer la culotte imprégnée de sang sans autre forme de procès, montrant ainsi qu’il avait manifestement conservé un peu du muscle de son apparence précédente. « Je m’appelle Saïl Ursoë et je vais m’occuper de vous. Ne vous inquiétez pas, tout se passera bien, vous êtes entre de bonnes mains. »
Paroles qui pouvaient sembler superflues, mais il était important de familiariser la patiente à la présence d’un médecin et de la rassurer de manière à éviter que la nervosité de celle-ci n’entravât le bon déroulement de l’accouchement ; et jamais les mots qu’il prononça ne parurent résonner avec davantage de véracité et de conviction qu’en ce moment où il retrouvait soudain ce qu’il avait été, se montrant dans toute la splendeur de son aptitude à opérer dans un tel cas. Pour parachever son discours, il adressa au duo un de ses sourires si chaleureux dont il avait le secret avant de se remettre à l’objet légitime de ses attentions comme s’il avait été dans une salle d’hôpital : de fait, Saïl était désormais en pleine action, et plutôt qu’un démon et sa servante en face de lui, il voyait tout simplement un couple qui avait besoin d’assistance, une assistance qu’il était plus que ravi de leur offrir sans se permettre de se soucier sur le coup de savoir qui ils étaient, ce qu’ils faisaient là et ce qu’étaient leurs intentions. L’état de l’adolescente était bien assez préoccupant sans qu’il s’encombrât l’esprit d’autre chose, car bien que son vagin fût dilaté d’une manière qui annonçait un accouchement, les lèvres présentaient un aspect trop contracté pour dire que tout allait normalement… sans parler de ces saignements diablement inquiétants !
Réfléchissant à voix haute, marmonnant diverses suppositions quant à l’origine du mal, il dirigea machinalement ses mains sur le ventre généreusement arrondi, mais à peine eut-il le temps d’apposer ses paumes sur la peau tendue qu’il reçut à travers la paroi de chair un choc qui le fit aussitôt se rétracter alors que la future mère poussait un gémissement de souffrance. Par la mère de Socrate, voilà un bébé qui était déjà bien remuant ! Cela pouvait sûrement s’expliquer par ses origines démoniaques –même si, évidemment, cela restait de l’ordre de la théorie puisque aucun livre de médecine ne faisait état d’une naissance de ce genre-, mais plus important que sa brutalité était la raison des difficultés à mettre bas : pour que le jeune homme eût reçu un coup de pied à un endroit aussi incongru, l’enfant était forcément en mauvaise position, les pieds tendus vers la voie de sortie au lieu de la tête. Voilà pourquoi sa génitrice ne pouvait l’expulser de son utérus, et aussi pourquoi ses souffrances étaient aussi démesurées en dépit de l’effet apaisant que son partenaire exerçait sur elle… d’ailleurs il aurait été de bon ton de lui toucher deux mots à ce sujet :
« Le bébé est mal positionné. Je vais devoir mettre ma main dans votre utérus pour le remettre bien. Ne vous inquiétez pas, c’est sans danger. » Tout cela avait été dit sans aucune trace d’hésitation, sur un ton que seul pouvait prendre un professionnel assuré de ses capacités, et ce fut avec les mêmes intonations qu’il adressa la parole au démon. « Vous feriez mieux de ne pas l’anesthésier comme vous le faites. Je sais que c’est douloureux, mais il lui faut toutes ses capacités pour accoucher, sinon elle n’aura pas la force nécessaire pour pousser suffisamment. »