Dans cet échange à deux, Doutzen restait silencieuse, n’ayant rien à dire. Elle vit Alex se lever précipitamment de table, afin de parler à Kelly, mais aussi, et surtout, à son fils. Dans une autre dimension, peut-être formaient-ils un couple heureux… Dans cette autre dimension, Kelly avait peut-être dit à Alex qu’elle attendait un fils de lui, et ce dernier en avait grandi plus vite, acceptant plus rapidement ses responsabilités. Dans cette autre vie, lui et Doutzen ne s’étaient probablement jamais connus. Était-ce bien, ou mal ? Jusqu’à quel point les évènements survenant actuellement dans la vie d’Alex Sanderson portaient la marque de Reto ? Alex aurait-il été mieux, sur le long terme, sans rencontrer les Kroes ? La question était sérieuse, et la réponse n’était pas si évidente que ça… Elle restait donc silencieuse, peu sûre de la portée de ses sentiments envers Alex. Elle lui avait expliqué qu’elle ne croyait pas à l’amour, qu’elle ne souhaitait pas passer d’un maître à l’autre, que ce maître soit doux ou tyrannique… Non, elle voulait gagner son indépendance, son autonomie, sa liberté… Et, de plus, il y avait le fait qu’Alex avait déjà un enfant, et qu’elle ne voulait pas se mêler d’une situation qui était déjà très complexe.
Alex finit par venir au cœur du sujet, tandis qu’on servait les plats. De la viande saignante avec de la salade et des frites. Rien de gastronomique là-dedans, mais Reto avait un avis très tranché sur ces repas « sophistiqués et vides ». Il planta sa fourchette dans sa bavette d’aloyau, recouverte d’une agréable sauce, et trancha dans le vif, tout en esquissant un léger sourire, répondant aux questions d’Alex par une remarque qui n’avait rien à voir :
« La viande française… Délicieuse ! »
Doutzen coupait et mangeait plus tranquillement, recevant, pour sa part, du poisson avec du riz, là encore, saupoudré de sauce. Elle mangeait toujours aussi silencieusement, son regard oscillant entre les deux.
« Quand Doutzen vous a suivi sur votre excursion, c’était sur son initiative… Pour ma part, à cette époque, et sans vouloir vous vexer, mon cher Sanderson, vous ne m’intéressiez nullement… Du moins, sauf en ce qui concerne Kelly, mais, pour cela, je n’allais pas envoyer Doutz’ là-bas. C’est elle, et elle seule, qui a pris la liberté de vous suivre sur cette île. »
Doutzen, comme si elle sentait qu’on allait lui demander son approbation, acquiesça en hochant la tête :
« C’est… C’est vrai… Et… Je ne compte pas me mêler de vos histoires.
- Et on ose dire que je suis tyrannique ! Mais la petite a raison, Monsieur Sanderson… Cette affaire ne nécessite pas l’implication de ma fille. Maintenant, puisque je me dois d’être honnête… Comme vous l’avez compris, je travaille pour une organisation mafieuse venue de Russie, et qui est actuellement en guerre contre les Yakuzas, particulièrement contre le puissant clan des Guramu. Ce clan, au niveau national, fait partie du Sumiyoshi-kai, l’un des plus grands clans yakuzas, une sorte de fédération nationale… Mais inutile de rentrer dans les détails, nous ne donnons pas un cours de criminologie japonaise. »
Il se tut pendant quelques secondes, avant de reprendre, sur un ton toujours aussi calme :
« Comme je vous l’ai dit, notre famille souhaite s’étendre. Ces bâtiments serviront de couverture pour nos sociétés de distribution, et nous aideront à développer notre empire. Vous savez, au Japon, il y a cette image d’un losange pour désigner la représentation du pouvoir… Au sommet du losange, on trouve le pouvoir étatique, et, tout en bas, le pouvoir criminel. Les deux sont complémentaires, le second répondant à la défaillance du premier contre l’ennemi commun, l’anarchie, le communisme… Ou, plus récemment, le fondamentalisme islamique. »
En théorie, du moins… En pratique, les groupes criminels avaient depuis longtemps, pour la plupart, abandonné toute moralité, en n’hésitant pas à négocier avec des individus hautement peu recommandables, comme Al Qaida, ou bien le fameux État Islamique, dont on ne cessait de parler aux actualités.
« Notre objectif premier est le démantèlement des Guramu. Le clan gagne de plus en plus d’influence, et est à l’origine d’un vaste trafic d’armes et de stupéfiants à destination des individus les plus méprisables de ce monde… Dictateurs africains employant des enfants-soldats pour massacrer leur propre population, comme l’Armée de l’Aube, un héritage du sinistre FPR, le Front Patriotique Rwandais… Cartels de la drogue sudaméricains ou mexicains dont les carnages sont tristement connus, et qui appliquent une forme moderne d’esclavage… Sans parler des extrémistes islamiques qui sont un cancer du Moyen-Orient… Oh, loin de moi l’idée de prétendre que je suis un enfant de chœur… Mais Doutzen pourra vous certifier que je ne l’ai jamais battu, et que je finance ses cours de management privés avec cette miss Kou, afin qu’elle accomplisse son rêve d’artiste. »
Il enchaîna ensuite, comme pour conclure :
« Vous avez mis le nez dans un merdier qui vous dépasse totalement, Monsieur Sanderson. Akihiro Guramu, l’Oyabun des Guramu, veut récupérer vos titres de propriété, et il ne s’embarrassera pas d’une longue et ennuyante transaction. Autant vous faire supprimer afin de récupérer votre empire, et ainsi raffermir son emprise, non seulement sur Seikusu, mais aussi sur le Japon. Sans verser dans le mélodrame, s’il venait à récupérer tous vos titres, Akihiro serait en mesure de restaurer l’ancienne influence de son clan, à une époque où les Guramu contrôlaient la majorité de la ville, à concurrence avec les Akuma. Vous êtes donc une cible de haute importance pour lui, ce qui fait qu’Akihiro n’hésitera pas à s’en prendre à vos proches… Comme Kelly, ou votre gosse. Inutile d’en parler à la police, leurs rangs sont infiltrés par les Yakuzas. En conséquence, j’ai pris la liberté d’assurer leur protection. »