Les pieds calés dans les étriers de sa monture mécanique, dispositif qui lui permettait d'en contrôler la direction, Lemme ne regardait la route que par intermittence. Malgré la vitesse, le haut de son corps faisait un angle de presque 180 degrés avec le bas. Avec un air docte, il pointait du doigt certaines parties précises un gros appareil composite tenu par un passager assis juste derrière lui. En effet, et ce n'était pas coutumier, l'ingénieur avait en ce jour un compagnon de route.
« C'est facile, regarde : tu suis des yeux les angles téta et oméga du baryatron par rapport au rotor.
– C'est un peu comme un gyroscope ?
– Exact, sauf qu'ensuite, tu soustraits mentalement du torseur le vecteur normalisé de l'apofugie du référentiel, évidemment.
– L'apofugie, l'apofugie…
– C'est le cadrant à droite. Enfin, ça te donne le potentiel d'apofugie. Tu peux obtenir l'apofugie effective par une opération de substitution triviale.
– Ah… »Le lérot se gratta la tête. C'était un petit terranide très animalisé, d'environ un mètre dix, la fourrure brune et blanche, le regard aussi vif que l'esprit. Mais même pour un esprit aussi vif que le sien, l'apprentissage du fonctionnement du cénoscope à variations cryptomantiques était un peu difficile, surtout à la vitesse où son professeur l'enseignait. Le fait qu'il n'ait pratiquement pas dormi pendant la nuit à cause de l'humidité – qu'il abhorrait – n'améliorait pas sa réceptivité à l'enseignement des arcanes. Après plusieurs secondes d'une réflexion qui lui semblait difficile, il osa :
« Du coup, la singularité se situe à environ seize degrés nord-ouest, c'est ça ?
– Eh ! Non, attention, le produit des vecteurs est anticommutatif.
– Mince. Trente-quatre degrés nord-ouest ?
– Désolé, toujours pas. »Lemme tapota l'épaule du jeune terranide, visiblement déçu par ses deux échecs successifs. Il ne le connaissait que depuis un mois, Sophomyn lui l'avait présenté après avoir détecté son intellect supérieur, mais il y était déjà très attaché. Après tout, il s'agissait de son premier apprenti officiel. Lui-même, s'il avait pratiqué une magie traditionnelle, aurait été un peu jeune pour pouvoir prétendre à enseigner quoi que ce soit : son élève n'avait que cinq ans de moins que lui. Cependant, les individus qui maîtrisaient son approche particulière étaient si rares sur le continent qu'il paraissait urgent de transmettre ce qu'il savait.
« Ça fait rien Géo, on reverra ça quand on aura un peu de temps. Tu vas y arriver ! D'ailleurs, on ne doit plus être loin de la singularité, maintenant. Tu as déjà vu une singularité avant ?
– Nop !
– Il n'y en a pas deux identiques. Qu'est-ce que tu peux déduire de l'état de la jauge archéotypique, là ?
– Euh, pas grand-chose. Qu'elle n'est pas encore manifestée ? »L'ingénieur hocha la tête, se concentrant de nouveau sur la route. Les obstacles sur le chemin du trotteur, grâce à sa bipédie, n'étaient pas réellement un problème. Le paysage était désolé, parfois inquiétant, le temps particulièrement maussade et pas particulièrement réjouissant.
J'ai déjà vu pire. La Grande Brasse, c'était pire. Le Soupeur Gris aussi, c'était pire. Mais quand même, les singularités pourraient apparaître dans des endroits un peu moins hostiles. À croire qu'elles le font exprès.Quelques minutes plus tard, Géo ouvrait de grands yeux, lorsque la dite jauge archéotypique fit un bond soudain, le liquide rouge qu'elle contenait passant également du vert au rouge vif.
« Lemme, manifestation imminente !
– Génial, guette l'hypotenseur !
– Ah ! C'est maintenant Lemme ! Non, attend, c'était y'a trente secondes !
– D'accord, on fonce ! »Avec le bruit aigu de la vapeur qui sortait de son arrière-train, le trotteur doubla presque son allure alors que Lemme appuyait à fond sur un des petits leviers devant lui. À cette vitesse, les secousses produites par la course de l'oiseau artificiel étaient difficile à soutenir longtemps. Ils parcoururent ainsi encore plusieurs kilomètres.
« Eh, regarde, là-bas ! »Une centaine de mètres séparaient à présent les explorateurs d'une grosse tâche de lumière qui transperçait la dense couverture nuageuse.
« Wow, ça ne faisait pas ça les autres fois !
– Le potentiel d'apofugie vient de repartir à zéro. Ça veut dire quoi ?
– Qu'il y a déjà eu transfert de matière. Elle a l'air stable, on a un peu de temps. On va se trouver un endroit sûr pour descendre. Le tas de ruines, là-bas, ça sera pas mal. »Une fois pénétré dans le vestige, les serres du trotteur se refermèrent sur le sol, arrachant des éclats de roche et stoppant brutalement sa course. Les deux compagnons ne tardèrent pas à sauter à terre, s’épousant brièvement de la poussière. Géo, moins habitué au mode de locomotion, et ayant voyagé à l'arrière, ce qui était plus pénible, avait plus de mal à se remettre du périple. Il grimaçait encore en s'étirant lorsque Lemme, qui regardait par un trou faisant office de fenêtre, annonça :
« Il y a des créatures en provenance de la singularité qui approchent. Deux gros insectes ronds et ce qui ressemble à un batracien bipède vaguement humanoïde. On dirait que le dernier porte une sorte d'habit, il doit être doté d'un certain degré d'intelligence. Il n'a pas l'air très amical, mais je vais tenter de le saluer. »Cela dit, le terranide passa par la fenêtre et agita un bras en direction des formes en approche. Lorsqu'il les estima à portée de voix, il se décida à s'adresser à elles avec un ton jovial.
« Bienvenue sur Terra ! Quel nom donne-t-on à votre monde d'origine ? »
Pour un regard étranger, Lemme n'apparaissait pas comme un voyageur très original. Il portait une cape de voyage et un assortiment de vêtements pratiques dans les tons bruns et verts, des bandelettes de cuir enroulées autour de ses mains et de ses avants-bras. À sa ceinture se trouvait sa seule originalité notable : son arme, un pistolet arcanique.