Anna Harendt, outre être un jeu de mots sciemment voulu, était une fausse étudiante. Fausse, en ce sens qu’elle ne venait pas à Seikusu pour étudier, mais pour pister quelqu’un... Une femme que la Congrégation traquait depuis les Badlands de Tekhos,
Mileena Strasi, redoutable esclavagiste ayant des gènes démoniaques dans le corps, et qui était sur la liste des ennemis de la Congrégation.
Les Badlands ? Il s’agissait d’un vaste désert sauvage situé entre Tekhos et l’Empire d’Ashnard, une sorte de Wasteland sans foi ni loi évoquant vaguement le Far West sauvage de la Terre. L’autorité légale, instituée par Tekhos, était atténuée par l’éloignement géographique de la région, la mainmise des barons du crime, et par la désertion des postes militaires de la région suite à l’invasion des Formiens. Les Badlands, c’était une bande de terre partagée entre les raiders, des sortes de pirates du désert, les cartels, les seigneurs de guerre, les espions ashnardiens, les shérifs nexusiens, les mercenaires, et les bandes indépendantes comme la Congrégation, aussi appelées «
les Saintes ». La Congrégation était une organisation religieuse composée essentiellement d’anciennes esclaves ayant rejoint un couvent. C’est autour de ce couvent que la Congrégation entreposait ses armes et tout son réseau, dont l’objectif était de libérer les Badlands de la mainmise des esclavagistes, que ce soit en s’attaquant aux convois transportant des esclaves, à la prostitution, ou à ce qui alimentait le trafic d’esclaves : la drogue, le trafic d’armes, le trafic d’implants cybernétiques... Les Saintes formaient un mouvement organisé, lié à différentes églises et monastères, qui leur permettaient d’envoyer des esclaves récemment libérés ne pouvant pas rejoindre la Congrégation. Plus qu’un couvent, la Congrégation était avant tout une organisation paramilitaire, chaque Sainte recevant un entraînement strict et intense.
Anna avait été envoyée sur Terre, car c’était un monde qu’elle connaissait bien, dans la mesure où elle en était originaire. Elle avait été capturée lors de vacances à Seikusu, elle et sa mère. Son père, lui, était quelqu’un qui avait fui le jour où sa mère était tombée en cloque, à l’époque de la fac’. Sa mère ayant des origines japonaises, elle visitait fréquemment le Japon avec sa fille, y trouvant de quoi se ressourcer. Elle aurait pu vivre au Japon, si le pays n’était pas aussi dur qu’il l’était avec les jeunes mères célibataires. Elle avait été dégoûtée profondément des hommes, et Anna, en réalité, avait toujours soupçonné que sa mère était une lesbienne convaincue qui était tombée enceinte lors de son premier rapport sexuel avec un homme. Elles avaient donc été à Seikusu, et avaient été attaquées par des esclavagistes. Une vie normale, qui avait été brisée en quelques heures. Sa mère était devenue une prostituée, et avait fini par mourir en tentant de s’évader. Elle avait été dévorée par les chiens du maître, un être cruel et ignoble, qui fouettait régulièrement ses esclaves, en les laissant attachées sur les poteaux de sa propriété. Les esclaves qui tentaient de s’enfuir étaient traqués par d’abominables chiens. La mère d’Anna avait été tuée, et Anna avait connu le calvaire. Battue, humiliée, elle avait trouvé son salut avec un livre qu’elle avait réussi à conserver de la Terre, un livre que sa mère aimait beaucoup lire : «
Eichmann à Jérusalem », d’Hannah Arendt.
Esclave pendant des années, Anna avait réfléchi sur le concept avancé par Arendt, celui de la «
banalité du mal ». Sa théorie sur l’origine du Mal, sur la présence, en chaque individu, d’un potentiel de cruauté sans fin, avait longuement fait réfléchir Anna.
Longuement. Si Anna n’avait pas été une esclave, si sa vie n’avait pas été volée, elle aurait pu devenir une femme bien différente, probablement haut placée. Au lieu de ça, elle avait réfléchi. Elle avait vu la cruauté dont l’esclavagiste était capable, mais elle se refusait à devenir comme lui, car elle était
différente. À partir de ses lectures sur Arendt, elle avait réussi à obtenir un exemplaire des Saintes Écritures, et s’était peu à peu tournée vers la religion. Oh, ce n’était pas à la recherche d’une quelconque divinité qui pourrait la protéger, mais parce qu’elle pensait trouver dans la foi la force de ne pas sombrer dans la haine et dans la cruauté, et ce alors que, avec les années passant, le maître devenait de plus en plus pervers et cruel. Il violait ses esclaves, les battait, les humiliait... Un être cruel, un démon dans le corps d’un homme.
Elle avait été libérée par une révolte menée par les esclaves. Le maître était en train de s’appauvrir, et, peu à peu, le seul véritable obstacle venait de ces chiens. La révolte avait été violente. Anna avait perdu beaucoup d’amis, mais avait réussi à fuir dans la forêt. Même maintenant, alors qu’elle laissait le cours en classe sur l’Histoire se terminer, elle se rappelait encore de l’aboiement des chiens, des claquements furieux de leurs gueules, de leurs bruits de pas sur le sol. Elle avait réussi à plonger dans une rivière, et était tombée dans une cascade. Elle avait réussi à en ressortir, et avait erré... Une errance qui l’avait amené dans une église, où elle était tombée, cadavérique, devant un prêtre pâle et abasourdi. Ce dernier l’avait soigné, et avait rapidement compris, à voir les marques de fer autour de ses poignets, et les traces de coups de fouet dans son dos, qu’elle était une esclave en fuite. Il avait alors contacté la Congrégation, avec qui il était en contact, et la Congrégation avait envoyé une Sainte.
Des années plus tard, Anna avait participé au raid visant à mettre fin aux exactions commises par l’esclavagiste... Le raid avait cependant tourné court. Quand elles étaient arrivées, le terrain était en friche, et la maison en triste état. Les volets étaient branlants, plusieurs vitres étaient brisées. Le ranch avait enchaîné les disettes, et tous les esclaves avaient été rachetés. Le maître n’était plus qu’un vieil homme affable vivant dans une maison en ruines. On avait donné à Anna un pistolet, et on lui avait laissé le choix. Elle avait regardé ce vieillard droit dans les yeux, et avait pointé le pistolet sur sa tempe, en se rappelant tout ce qu’on lui avait dit... En se rappelant ses enseignements, mais aussi le visage de sa mère. Anna avait pleuré... Mais elle avait choisi de laisser l’homme avec un exemplaire de la Bible.
Maintenant, elle était retournée sur Terre...
*
...Et je ne suis pas en vacances.*
En sortant de la salle, elle enfila sur ses oreilles son baladeur, laissant le Lost Weekend Western Sing Bang déverser son
Let’s Ride Into The Sunset Together. Elle se tenait dans un coin, tout en espionnant Mileena. Quelle serait sa prochaine cible ? Vers qui cette femme allait-elle maintenant se tourner ? À voir Anna, on aurait jamais imaginé qu’une terrifiante tueuse se trouvait là. Il suffisait parfois de grosses lunettes pour ressembler à une simple intello’ un peu mignonne. Mileena, au contraire, avec ses vêtements sombres, et son corps sensuel, attirait souvent les regards, et son regard finit par se porter vers Nahilys. Le jeune homme était assez efféminé, et Mileena se rapprocha de lui en souriant.
«
Hey, salut, Nahilys ! Dis, ça te dérangerait de me raccompagner ? Je... Je sais que ce n’est pas commode, mais... J’ai peur la nuit, et on dit que Seikusu est une ville assez dangereuse... Mais, euh... J’veux pas te déranger, hein ! »