Personne ne se manifesta. Les frondaisons silencieuses bourdonnaient à peine, saisies par le spectacle mortifiant du lac, duquel montaient les plaintes déchirantes de l’innocence lacérée. Celle qui avait cru trouver son salut dans l’étang, abandonnant ses amies sur les berges à présent souillées par la brutalité féroce des deux hommes, luttait désormais contre la mort qui entendait l’engloutir, les chevilles prisonnières d’algues longilignes la tirant par le fond. La surface paisible de l’eau se rida et de légers remous vinrent lécher les bottes de Mélisandre. Hermétique à la détresse des jeunes humaines dans son dos, elle fouillait toujours le sous-bois d’un regard inflexible, consciente de contempler celui qui la guettait avec des yeux de prédateur, dans les fourrés. L’odeur de la menace latente en plus des cris paniqués exacerbèrent l’anxiété de son cheval qu’elle entendit racler le sol d’un sabot agité puis lancer une ruade dans le vide. Pour la brunette, esquisser le moindre geste de fuite, à ce stade, reviendrait à pleinement assumer le rôle de proie qu’on souhaitait la voir endosser, chose qu’elle n’envisageait naturellement pas. L’individu qui l'observait comme un animal en chasse finirait bien par sortir de lui-même, et alors, elle aviserait. En attendant, elle ne ferait rien, rien de plus que de demeurer droite et impavide, face à l’imprévisible, pour le forcer à prendre l’initiative.
Des branches cédèrent tout à coup. Quelque chose de lourd fit ployer les ramures, secouant la lisière du bois. Des sons gutturaux succédèrent au tapage, des grognements étouffés, puis les responsables surgirent soudain, à quelques pas de la belle, l’un tenant fermement l’autre, à moitié étourdi. Fin du suspens. Dressant un sourcil empreint de scepticisme, une main critique apposée contre la hanche, la démone inclina doucement la tête vers l’épaule. Et, devant l’absurdité de la scène, elle sentit presque poindre la déception.
Passant outre les beuglements toujours plus aigus de la rive voisine, l’Indocile détailla posément les deux types. Le plus grand des deux, et certainement le plus beau aussi, maintenait fermement l’autre par le col. Ce dernier portait une broigne de cuir cloutée mal ajustée –certainement volée, conclut-elle. Les tempes grisonnantes, le visage bouffi, il contempla, hébété, ses compagnons, de l’autre côté du lac, comme s’ils avaient pu lui porter assistance. Sa main esquissa un geste hésitant vers la corne de chasse portée à sa ceinture. Aussitôt, ignorant l’apostrophe du blondinet, Mélisande se précipita pour tordre méchamment son poignet, extorquant un geignement plaintif au brigand.
« C’est votre langue, qui va nourrir les poissons, si vous ne consentez pas à baisser d’un ton » répliqua-t-elle sèchement, s’adressant à l’inconnu pourvu d’iris bleus, froids comme la glace.
D’un geste impatienté, la jeune femme fit l’inventaire des doigts sales du coupe-jarret. Presque toutes les phalanges étaient ornées de chevalières, surmontées de pierres semi-précieuses.
« Voyez ça, et tirez-en les conclusions qui s’imposent. Il porte sur lui le butin de ses guets-apens, qui, manifestement, sont plutôt productifs. Il est bien équipé. C’est un bandit des grands chemins et vous commettriez une erreur en pensant qu'il est seul. Son regard se fit plus méprisant en l’entendant gémir, comme elle tordait son autre main pour l’obliger à lâcher la lame qui l’équipait. Du genre couard. A perdre ses moyens et à hésiter lorsque les choses ne se présentent pas comme escompté. A hésiter même lorsqu’une femme désarmée se tient face à lui, à sa merci. Un vulgaire sous-fifre. Elle saisit finalement le menton mal rasé entre ses doigts fins, implacables, pour l’obliger à la regarder. Dis-moi. Pourquoi as-tu tergiversé si longtemps ? Tu t’es ravisé en te disant qu’il fallait mieux attendre tes petits copains, mh ? »
La diablesse ne voyait pas beaucoup d’explications pour justifier leur présence ici. Loin de tout. Alors même que l’endroit restait peu fréquenté par leur gibier habituel. Les parages n’abritaient pas non plus de campements, à sa connaissance. L’homme restait mutique, tremblant, ne sachant plus vraiment qui du colosse blond ou de la sulfureuse féline il devait craindre le plus.
« Où sont les chevaux ? » questionna-t-elle, raffermissant cruellement sa prise, n’hésitant pas à enfoncer les ongles dans les joues molles.
Oui. Les points d’eau se raréfiaient par ici. Elle-même était venue y abreuver sa jument. C’était le coin idéal, pour une troupe de crapules organisées, pour faire boire leur monture, en toute sécurité et impunité. Ces trois là devaient simplement être partis en éclaireurs. Et, en découvrant ce charmant lot de femmes isolées, ils avaient dû penser être tombés sur une sacrée aubaine. Selon toute logique, le reste du détachement finirait par débouler, à leur tour. Tôt ou tard.
Comme pour répondre à sa question des hennissements s’élevèrent en amont, trouant la verdure, auxquels répondit vivement sa grisette occupée à exécuter des pirouettes le long de la plage. Puis d’autres éclats de voix retentirent. Mélisandre relâcha le truand, disciplinant ensuite sa crinière noire d’une main lâche. Les lamentations s’étaient presque tues, de l’autre côté du lac. Sans même y jeter un regard, la jolie brune pouvait deviner les silhouettes vierges, assujetties aux corps tyranniques des assaillants, et l’amère résignation qui régnait dans le cœur des deux pucelles.
« Si vous n’avez pas de cheval, vous êtes condamné. Vous pouvez toujours essayer de le prendre en otage pour tenter de vous en sortir, mais n’y comptez pas trop. Espérez seulement qu’il n’y a pas de sodomites dans leur groupe, lâcha-t-elle à l’intention de l’étranger au teint pâle, s’éloignant déjà vers sa propre monture d’un pas chaloupé. Vous n’êtes pas laid mais hélas ma jument ne supporte pas d’avoir des cons juchés sur son dos ! »
Son petit rire s’envola, aussi léger qu’une nuée d’oiseaux, puis son pied se glissa à l'intérieur de l’étrier et, d’une seule poussée, elle se mit en selle, toisant par la suite l’homme à la chevelure argentée, souriant doucement en coin.
« Que m’offrez-vous, pour vous sauver les fesses ? »
Sa poigne retenait l’élan impétueux de sa grisette qui piaffait d’impatience, sous elle. Elle n’aurait qu’à desserrer les doigts pour la laisser filer au galop et quitter l’endroit.