Maître d'un Donjon, oui, certainement, je le suis ! C'est une vocation bien complète. Vous vous figurez peut-être que cela ne consiste qu'en la gestion défensive d'une tour macabre ? Que nenni ! Ce n'est pas ainsi que fonctionne l'économie de l'établissement. Si nous étions refermés sur nous même, nous ne serions qu'une insipide ruine parmi d'autres. Aussi dangereux que nous pourrions être, tous nos efforts seraient bien inutiles si nous n'avions que la visite ponctuelle de quelques pilleurs de tombe sans le sous. Pour faire marcher le commerce, il est nécessaire d'attirer des aventuriers prestigieux... et pour cela, l'étape marketing est indispensable. Bien sûr, il y a les quelques rumeurs, et les quelques fausses cartes que l'on disperse allègrement sur tout Terra. Cependant, il y a plus impactant encore : les méfaits que l'on peut y commettre. Être une véritable nuisance ! Pillages, vols, kidnappings, en plus de rapporter de l'argent et des ressources en eux-même, étaient des moyens sûrs de faire connaître le Donjon.
L'on en vient donc à la formation de corps de pillards. Comment les rendre efficaces et peu coûteux ? Oh, les créatures dont je dispose ne sont pas vraiment limitées en nombre ; mais déployer une trop grande armée m'attirerait l'attention des entités réellement puissantes de ce monde, et cela, je ne le veux pas non-plus. Il faut donc un peu d'organisation. Les meilleurs éléments pour ces menues tâches sont les êtres perfides et sournois qu'on nomme gobelins. Je les répartis en général par régiments de trente. Enfin, trente, trente-et-un, trente-deux... Une trentaine. C'est en vérité assez difficile de les compter. Ce sont des cavaliers habiles, montant de grands loups féroces et qui manient de petites faux et des petits arcs qui font des miracles lorsqu'il s'agit de massacrer de la piétaille courant en tout sens. Enfin, pour imposer le respect à cette masse qui, autrement, trouverait sans doute plus intéressant de disputer un bout de pain à son prochain, il y a un chef. Il est rare que ce soit un gobelin. Le plus souvent, c'est une autre créature... un orque, ou un terranide, par exemple.
Justement, je suis en ce moment même, depuis une boule de cristal astucieusement enchantée, l'une des scènes de pillage habituelle. Parfois, je n'ai pas mieux à faire. Cela me permet de voir si le modèle peut être amélioré. La horde que je surveille est celle de Ragräg Targ. C'est un
terranide hyène, de cette variété qui plaît tant à la déesse gnoll. Je le vois évoluer lentement, sur sa monture, un immense
warg aussi noir que lui-même est blanc. Il se trouve derrière ses troupes. Il achève un homme de l'immense chaîne cloutée qui lui sert d'arme. La truffe au vent, il renifle l'air. Le gobelin qui lui fait office de second l’interpelle. Les paysans opposent de la résistance. Cela doit le surprendre. Cela me surprend aussi.
La créature se met alors en chasse. Il arrive sur les lieux du désastre. Au sol, il y avait déjà de nombreux cadavres, humains comme mignons. De ses yeux rouges, au centre de la scène, le fils de Gnoll repère la seule source d'opposition. Son regard devient encore plus agressif lorsqu'il constate qu'elles usent de magie. Pourtant, sa bouche carnivore se tord d'un rictus, proche d'un sourire. De sa main griffue, il fouille dans son bagage. Il en sort ce qui ressemble à s'y méprendre à une boule de Noël (une objection ?), brillant d'une lueur malsaine et violette. Sans attendre que plus de ses hommes trépassent, il la jette de toute la puissance de ses bras aux pieds des deux jeunes femmes. La sphère explose au sol avec un petit « poc ». Puis des cernes mauves se dégagent de la zone où a eu lieu l'impact. Ces dernières se mirent à onduler autour des deux combattantes. Enfin, ce qui paraissait être une simple fumée pénétra dans leur être par la bouche, sans leur causer, au premier abord, le moindre dommage.
Cet objet était en réalité une sphère d'anti-magie. Un petit artefact à usage unique, que j'ai pour habitude de fournir aux plus valeureux de mes guerriers, et qui coupe un nombre réduit de personnes de tout accès à la sorcellerie pendant quelques temps...
La menace qu'il craignait le plus neutralisée, Ragräg ne souffre plus de l'hésitation. Il éperonne sa monture, qui se jette sur les jeunes femmes. Sa chaîne cloutée, que beaucoup d'humains ne soulèveraient même pas, tournoie à grande vitesse : elle pourrait sans mal décapiter un cheval et à fortiori une gamine ou deux. Toutefois, malgré les apparences, le terranide est un être un peu plus subtil que cela. L'écume aux lèvres, il vise non-pas les deux corps, mais les armes. Les mailles de la chaînes s'enroulent autour d'un des katanas. Le barbare profite de l'action soudaine pour tirer puissamment, et ramener la masse assez légère de la fille vers lui. D'un tour de bras, il l'attrape sous l'épaule, et la serre contre-lui. Insensible aux coups qu'elle pourrait donner, il serre, et serre encore le corps délicat, coupant sa respiration et manquant de lui briser une ou deux cotes.
La deuxième fille, n'ayant plus d'appuis ni de don magique, est rapidement submergée par les gobelins, qui l'encerclent. Finalement, après avoir entamé son endurance, les créatures lui jettent un filet lesté, dont elle ne peut se défaire. Ragräg finit aussi par lâcher sa prise, dont le visage est devenu légèrement bleuté, et la jeter sur le sol, hors d'état de nuire. La prise est assurée. Il laisse le soin à ses séides de préparer les cages : des cubes entièrement constitués de barreaux d'acier, et qui rendent le transport assez désagréable... pour le transporté. Les jeunes femmes sont conduites de force à l'intérieur.
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Qu'est-ce que c'est, Rag ? Des anges ? s'enquière un gobelin à la longue chevelure tressée mais néanmoins crausseuse, qui sort un peu du lot.
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J'sais pas. Ptêtre bien. Ptêtre ça intéresserait le Maître. Ou ptêtre pas. Ptêtre celle qui est encore en état de parler pourrait nous dire c'qu'elles font là. Ptêtre même qu'elles pourraient nous dire c'qu'elles sont.Le grand terranide blanc descend de sa monture grondante, et s'approche de la cage. Sa main passe entre les barreaux, et il saisit la moins abîmée du duo par le haut de son kimono. Puis sa main se resserre sur son cou, y imprégnant légèrement la trace de ses griffes. Sa force supérieure lui permet sans trop de mal de coller le crâne de l'infortuné contre la grille. Il desserre un peu l'étreinte pour la laisser parler.
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Alors, à quelle tribu de jolis p'ti piafs t'appartient, dis moi ?Sa voix et son ton sont à peu près aussi délicats que ses manières, et l'halène de sa bouche pleine de crocs est infecte. Je le sais d'expérience.