Les repaires temporels de Virgile se défaisaient petit à petit, comme une pelote que l'on traîne, dont le fil se couche sur le sol, s'enroule ici, se noue là. Il n'avait plus notion de rien. Sa femme était partie, il ne voyait plus ses filles. Et l'éternité lui semblait d'une telle lourdeur ... Le vampire passa sa main sur son front, posant sa tasse de café sur la table de la petite salle aux murs blancs. Les mots "Salle de repos" se dessinaient sur une affiche, accrochée au dos de la porte. Il y avait là de quoi grignoter, boire, bouquiner. C'était petit, mais agréable. Trois grandes fenêtres faisaient entrer des épaisses vagues de soleil, dés que le soleil daignait sortir de derrière les nuages. Virgile s'alluma une cigarette, remettant sa blouse blanche en place. Cela faisait un moment qu'il avait trouvé un emploi, ici, dans cet hôpital psychiatrique où étaient terrés beaucoup de patients. Enfin, beaucoup ... Il ne fallait pas exagérer. Les lieux étaient habitables, de taille moyenne. Un hôpital divisé en trois ailes, au centre d'un parc merveilleusement bien entretenu. Une fontaine vide trônait au centre de la cour. On avait dû lui faire cesser toute activité après qu'un patient en ait noyé un autre. Ces lieux comptaient toute une panoplie d'histoires au moins aussi glauques. Et moi, je suis tombé ici. Il haussa les sourcils. Cette perspective ne l'enchantait guère. Il ne comptait pas rester ici longtemps. Juste le temps de résoudre un cas. Un seul cas. Et il savait déjà lequel.
En tant que psychiatre, Virgile avait appris à déceler ce qu'il se tramait au coeur d'une personne. Perte de confiance en soi ? Dépression ? Il savait tout. Même déjouer les menteurs. Récemment, il avait suivi une patiente, fraîchement arrivée, au regard incendiaire. Tout le monde la jugeait bipolaire, mais lui savait qu'il y avait autre chose. Oui, autre chose. Comment s'appelle t'elle, déjà ? Elle avait le visage couvert de deux cicatrices, oui, il s'en rappelait ... Le vampire tiqua. Sa mémoire n'était plus ce qu'elle était.
- Docteur Lawton ?
Virgile se retourna prestement. Une infirmière, jolie, blonde, se tenait là, toute souriante.
- Oui ?
- C'est l'heure. Je veux dire ... Votre patiente vous attend.
Il fouina dans ses feuilles, sourcils froncés.
- Laquelle, déjà ?
- Lucrezia. Vous l'avez déjà vu à deux reprises.
- Je le sais, je le sais. Je pense même demander à mon collègue de prendre en charge quelques uns de mes autres patients, le temps que ... Que je m'occupe de Lucrezia.
- Pourquoi ça ? Lors de vos dernières visites, elle n'a même pas parlé. Pas un seul mot. Et même pas un regard ! Je trouve que ...
- Je suis le docteur. Et sans doute le plus qualifié de tout cet établissement. L'expérience. Alors, laissez-moi faire, et conduisez-moi jusqu'à sa chambre.
Etant immortel, oui, il pouvait se targuer d'avoir de l'expérience. L'infirmière n'ajouta pas un mot, le conduisant sagement jusque la chambre de Lucrezia. Là encore, l'impersonnalité était de mise. Murs propres, blancs. Sol propre, blanc. Lit, table, chaise, sanitaires, propres, blancs. Il en avait presque mal aux yeux. La seule touche de couleur venait de la fenêtre. Grande, scindée par des barreaux pour empêcher toute escapade improvisée, elle donnait sur le parc. Virgile fit signe à l'infirmière de déguerpir, hop, dehors, faites-moi confiance, et entra dans la pièce calmement.
Elle était là. Peau pâle, regard noirs, cheveux décoiffés, installée sur son lit. Virgile s'approcha de la table, où il posa un petit dossier. Une pochette cartonnée, bien tenue, où le nom "Lucrezia" était inscrit.
- J'ai réussi à convaincre l'infirmière de ne pas me suivre. Nous sommes tous les deux.
Il montra la porte de la tête.
- Alors ... Accepterez-vous de me parler, aujourd'hui ?