La jeune étrange créature était saoule comme une barrique, et si je n'avais pas dû rester légèrement en retrait dans cette histoire, j'aurais très franchement éclatée de rire. Les piliers de comptoir et les personnes ivres m'effrayaient, avant, et puis j'avais fini par intégrer que j'étais la plus dangereuse créature qu'il existait et que saouls ou non, je pouvais briser ces créatures en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. Ainsi, et en l'occurrence, la petite femme me distrayait énormément. Grande gueule, provocatrice, et aux gestes peu assurés, brusques, elle continuait à se donner en spectacle, pour le plus grand déplaisir de l'assemblée.
Je sentis derrière moi le petit homme filer loin de cette dangereuse buveuse sans demander son reste, sans doute retournait-il dans les jupes de sa mère, qu'il n'aurait, par ailleurs, jamais dû quitter. Au même moment, j'assistais à une transformation inouïe : des mèches de cheveux se saisissaient des deux coupes de champagne commandées, se changeant en une sorte de tentacules... Incroyable ! Je n'avais véritablement jamais vu rien de pareil, et me surprendre, après tous ces siècles, était chose pourtant presque impossible !
Intriguée décidément par cette jeune femme, je l'observais avec attention alors qu'elle essuyait méthodiquement les deux verres comme pour enlever toute salissure. Son dégoût des hommes allait-il jusque là... ? Je pris finalement la coupelle qu'elle me tendait, esquissait le geste d'en avaler une petite gorgée, mais n'en fit bien sûr rien. La boisson que je me réservais était d'un tout autre genre.
Dangereusement, la belle inconnue se retourna vers un homme bedonnant à l'air très austère et dont les yeux, petits et enfoncés, semblaient se noyer sous l'amas de graisse de ses joues et bajoues. Il ressemblait vaguement à... mh. Un bouledogue anglais, quoi qu'un bouledogue anglais soit très mignon, et que l'homme qui nous faisait face, n'avait véritablement rien de mignon. A son bras, une femme rondelette mais bien plus sympathique de figure que son époux, se tenait bien droite, menton rentré dans une expression réprobatrice qui ne faisait qu'augmenter la taille de sa gorge grassouillette. En somme, ils étaient laids et gras, l'image parfaite et archétype du couple de riches ventripotents, pédants et persuadés de valoir mieux que quiconque, incapables de voir quelle image ils renvoyaient.
Je n'écoutais que d'une oreille distraite les remontrances dudit gros homme à ma comparse, et profitais surtout du remue-ménage pour observer le corps de Powder : par quel bout pourrais-je bien la mordre et me délecter de son sang. Mais d'ailleurs avait-elle du sang ? Peut-être était-il dangereux de me nourrir sur une telle créature... Un sourire étira mes lèvres : j'aimais vivre dangereusement ! Mais de fait peut-être valait-il mieux éviter de mordre dans une artère et se contenter de petites veines au début au cas où son goût, son fluide vital ne soit pas adapté à mon vampirisme. J'essayais donc de repérer une zone sans trop de risque... Je pensais aux poignets : les veines y sont nombreuses et pour peu que l'on sache où mordre, il n'était pas compliqué d'éviter celles qui giclent comme vache qui pisse.
Je sursautais alors que ma future victime titubait en descendant de son tabouret pour marcher, très remonter, sur ce cher père. Etouffant un rire moqueur devant le peu de délicatesse dont elle faisait preuve face à ce vieux dégarni, je m'approchais un peu pour ne pas en louper une miette.
Surprise de nouveau, mais cette fois d'être prise à partie par cet individu, je glissais mon bras sous celui de Powder pour lui servir d'appui.
Avec un sourire enjôleur, après avoir retiré ma capuche, laissant apparaître pleinement dans la clarté l'échancrure de mon décolleté laissant rêveurs le père et le fils.
_Avant tout, bonsoir, monsieur, non... ? Sachez que j'ai tout à fait entendu tous vos arguments, néanmoins, je ne peux me résoudre à renvoyer mon amie chez elle, alors qu'elle vient de m'offrir un verre à boire, la politesse m'oblige à prendre sa défense. Qui plus est, monsieur, malgré tout le respect que j'ai pour vous, je ne saurais que trop vous conseiller de réviser votre jugement sur votre enfant qui n'a pas hésité à venir aborder mon amie et qui est encore en train de regarder en ce moment même un endroit précis de mon anatomie. Si vous pensez qu'il est trop jeune pour se mesurer à une femme telle que ma comparse, et qu'elle n'a rien à faire avec lui, peut-être devriez-vous alors le surveiller de plus près mon cher.
Vous parlez, enfin, de quitter cette place sympathique, je ne doute pas en effet que la voix forte de mon amie a pu déranger quelques uns des clients, néanmoins, vous constaterez qu'ils regardent bien plus sa silhouette inhabituelle et semblent même la désirer plutôt qu'ils ne désirent son départ. Je parierais même que vous avez, vous aussi, louché sur son corps superbe et surprenant. Ainsi, je ne saurais que trop vous encourager à balayer devant votre propre porte si vous êtes frustrés d'une quelconque manière, mais de ne pas décharger la responsabilité de votre frustration coincée sur ma jeune amie.
Je m'approchais plus près encore. Plus petit que moi, il se trouva enfouit dans ma poitrine alors que je me penchais à son oreille pour terminer :
_Mais si jamais vous vouliez vous libérer de cette frustration, qui sait... ? Nous pourrions peut-être nous arranger...
Reculant, j'esquissais un clin d'oeil tandis qu'il s'étouffait dans de vaines protestations, perdu entre un vif désir que j'avais réveillé, entre un honneur piqué au vif, etc. Attrapant épouse et fils, il partit finalement sans demander son reste, quant au reste de l'assemblée, qui s'était tournée vers nous, et surtout moi puisque j'avais été sous le feu des projecteurs et que ma nature vampire attirait toujours les regards, le reste de l'assemblée, disais-je, finit par reporter son attention sur l'orchestre après que j'ai levé un sourcil interrogateur et provocateur.
Avec un sourire satisfait, je revenais m’asseoir près de la jeune femme et lui tendait une main amicale :
_Je m'appelle Euldexa, à qui dois-je ce verre offert et ce petit divertissement... ?