Le petit groupe avait enfin rejoint la vallée d’Ancarla, une vallée enneigée perdue à des milliers de lieues de Nexus. Ils avaient accompli ensemble un long voyage, éprouvant, qui les avait souvent amené à affronter des monstres. L’époque où les routes de Terra étaient toutes sûres était de plus en plus révolue. Désormais, les caravanes marchandes disposaient toujours d’une garde rapprochée pour accomplir sans risque les longues traversées, et c’était encore plus vrai quand on se rendait vers Ancarla, une région encore assez isolée. Les marchands commençaient à s’y rendre, mais les routes et les voies y menant n’étaient pas encore totalement sûres. En rejoignant le centre-ville, Théodore vit plusieurs gardes, ainsi que des autochtones, et des touristes. Secrètement, il espérait que tout cela ne soit pas un piège. Après tout, la confiance qu’on pouvait avoir avec les Ashnardiens était forcément limitée. Le chariot s’arrêta devant les écuries, et Théodore laissa sortir les trois filles, avant de descendre à son tour.
La première chose que nota Théodore fut le froid. Venant de Nexus, une région au climat tempéré, il n’était pas habitué à des conditions climatiques si rugueuses. Pourtant, il n’y avait pas de tempête aujourd’hui dans la vallée, mais un beau ciel bleu. Malgré cela, le froid ambiant l’impressionna, tout comme la vue permanente de la neige autour de lui. Un garde s’approcha ensuite, et leur annonça qu’ils étaient attendus à l’intérieur de la maison close.
«
Fort bien. Allons-y, Mesdames. »
Accompagné des trois dames, Théodore rejoignit l’intérieur du manoir. C’était un établissement de charme, reconnaissable à la lanterne rouge à l’entrée. D’après ses informations, cet établissement était géré à distance par le clan Warren. Il y avait peu de chances de rencontrer Mélinda Warren en personne, car elle avait chargé un autre membre de son clan,
Claudia Warren, de gérer les lieux. Il ne fut pas surpris de voir des gardes. De ce qu’il savait, Ancarla était une région dangereuse, et le choix de déployer une vampire qu’on disait venir de la Horde des Amazones ici n’était pas anodin.
Le petit groupe évita la salle commune, d’où on pouvait percevoir quelques rires, des soupirs, ainsi que des odeurs d’encens derrière de multiples paravents, pour passer dans un coin. Un rideau dissimulait l’accès à un escalier qu’ils franchirent, grimpant une série de marches pour rejoindre des quartiers plus cossus. La décoration était de circonstance, avec des tableaux érotiques, des statues suggestives, dont certaines suscitèrent l’attention des trois dames.
Selvia lui demanda s’ils allaient être séparés, ce à quoi le baron acquiesça :
«
Oui, je ne pense pas tenir la chandelle pendant que vous vous rapprocherez de Dame Samara. »
C’était, en un sens, une forme de prostitution, mais Théodore savait que c’était la spécialité de Selvia. Elle obtenait souvent des informations par ce biais, usant de son corps pour jouer la femme fragile, suscitant l’admiration et l’amour des hommes suffisamment naïfs pour croire à la sincérité de ses soupirs. Théodore ne se sentait donc pas particulièrement coupable de les envoyer entre les doigts d’une démone, car il savait qu’elles étaient demanderesses. C’était pour elles, non seulement une occasion de se faire bien voir de la Couronne, mais aussi d’avoir des alliés puissants.
Ils arrivèrent jusqu’à une double porte que le garde ouvrit, en les laissant passer. Celle-ci se referma derrière eux, les conduisant dans un vestibule où une femme les attendait. Théodore leur en avait parlé, et la servante de Samara,
Kazuha, se tenait devant eux. Elle portait une tenue extrêmement courte, ne se constituant en réalité que de sous-vêtements noirs avec des armatures métalliques, ses cheveux blonds, particulièrement longs, noués en une longue natte tombant le long de son dos.
«
Sire Langford, Dame Pascoale, Dame D’Alérion et Dame Blagorodnova, ma Maîtresse, Dame Samara, est heureuse de vous accueillir. Je suis Kazuha, son humble servante et garde du corps. »
Théodore essaya de ne pas trop loucher sur ses formes en hochant gravement la tête.
«
Le plaisir est partagé. Aurons-nous l’honneur de voir Dame Samara aujourd’hui ? »
Un léger gloussement agita les lèvres de Kazuha, qui regardait surtout les trois dames.
«
Évidemment. Dame Samara vous attend derrière cette porte. »
Ils y étaient. Dès qu’ils avaient croisé Kazuha, c’était comme si Samara était là. Cette femme était son esclave, venant de l’un des centres de dressage les plus élitistes de l’Empire. Et Samara était une Archimage, qui avait sûrement relié son esprit à celui de Kazuha, et voyait donc à travers son esprit. Il n’aurait pas été surpris d’apprendre que Samara pouvait également contrôler son corps. Quoi qu’il en soit, Kazuha ouvrit la double porte, et les laissa rentrer.
De l’autre côté, il y avait une grande chambre, très élégante, avec un balcon, et plusieurs tapisseries et autres tableaux, ainsi qu’une grande statue en marbre représentant deux femmes en train de s’embrasser. Une même base, puis qui se séparait en montant, formant deux bustes en courbe, pour se rejoindre au sommet, avec un baiser. Un grand lit à baldaquin se tenait là, et une porte ouverte sur la gauche conduisait à un bureau, tandis qu’une autre, sur la droite, menait aux sanitaires. Plus qu’une simple chambre, c’était une véritable suite, et Samara apparut sur la gauche.
L’aspect des lieux empêchait toute rencontre solennelle. Pas de fanfares ni de gardes à foison, pas de cérémonial interminable, juste une démone à la peau rouge, aux yeux jaunes, dans un corset moulant en cuir, et Kazuha qui récupérait un plateau en argent avec plusieurs verres de vin et un pichet pour le poser sur une table basse dans le coin salon.
«
Mesdames et Monsieur les Nexusiens, permettez-moi de vous souhaiter de nouveau la bienvenue en personne, et de vous dire que j’avais très hâte de nous rencontrer. »
Les mots n’étaient pas choisi au hasard. Ce «
de nouveau » confirmait les appréhensions de Théodore. Parler à Kazuha, c’était s’adresser à Samara. Le message était reçu, et Samara prit place sur un fauteuil. Il y avait un autre fauteuil sur sa gauche, et un grand canapé devant elle, là où les trois filles devaient prendre place, soit sous le regard de la démone. Celle-ci s’installa donc, la démone en profitant pour remuer sa queue caudale, dont la pointe glissa le long des robes des trois courtisanes.
«
Je vous en prie, prenez place. Avec le froid qui règne dehors, vous ne serez pas contre un peu de vin chaud pour vous réchauffer, non ? »
Théodore sentit une pointe de nervosité le traverser. La rencontre venait de commencer.
Ashnardiens et Nexusiens face-à-face dans la même pièce...