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« le: mercredi 31 août 2022, 20:31:35 »
Dans l’esprit de beaucoup, les mégalopoles japonaises représentaient le summum de la densité humaine au kilomètre carré. L’urbanisme monstrueux associé aux flambées technologiques pilonnait l’archipel nippon de gratte-ciel et de tours vitrées tous plus hauts les uns que les autres. Dans un sens, cette vision partiellement réduite de la réalité n’était pas tout à fait fausse et Seikusu n’échappait pas à la règle. Grande capitale régionale, la ville abritait des millions d’âmes à loger et effectivement, le béton et les matériaux modernes dominaient dans ce paysage moderne. Seulement, c’était oublié la traditionnelle affection des japonais pour les havres de paix illustrés par les innombrables temples et leurs jardins parsemant les quartiers populaires ou d’affaires, les parcs publics où des hordes de jardiniers s’affairaient à les rendre les plus harmonieux possibles, et enfin les endroits secrets préservés par les associations de quartiers comme des trésors à protéger.
Et c’est dans l’un de ces écrins de beauté végétale que Lilly se promenait. Elle avait découvert ce petit bijou de verdure par hasard en cherchant un itinéraire plus court entre son domicile et son boulot. A cette heure-ci alors que le soleil tirait sa révérence, les derniers rayons illuminaient les deux rangées de sakuras qui bordaient l’allée qu’elle arpentait le sourire aux lèvres. Les fleurs roses de ces oliviers japonais flamboyaient sous la lumière descendante et leurs effluves délicates semblaient combler l’atmosphère du crépuscule naissant.
Cela faisait plusieurs mois que Lilly avait trouvé un emploi dans le centre. Très animé, le centre de Seikusu regorgeait de débits de boissons adaptés à tous les styles de clientèle. Le « Old Joe » était l’un d’eux et se voulait une authentique copie d’un troquet du far west américain. Alors, pour le japonais ignorant, la décoration était sympa, l’ambiance rock, très stimulante, et l’idée principale très originale. Pour Lilly, native de ce far west en question, c’était plus un simulacre kitsch et cliché de ce qu’on pouvait voir dans les westerns modernes mais, sans la poussière, ni l’odeur âcre de la transpiration, ni les éternelles bagarres de saloons. Elle y travaillait comme barmaid et la carte était autrement plus fournie que le modèle d’origine proposant où whisky … où whisky. Les prix aussi étaient bien différents, le pouvoir d’achat du nippon moyen étant bien supérieur à celui du ricain équivalent. La clientèle aussi n’était pas la même. Ici, les fermiers de l’ouest avaient laissé la place à la jeunesse locale décomplexée mais aussi aux salarymen en quête d’évasion tout comme aux cadres d’entreprise avides de cocktails à la mode. Le « Old Joe » était réputé bien que personne n’eut été capable de dire qui était Joe, même le propriétaire actuel. Le personnel était soigneusement recruté et beaucoup des employés étaient étrangers, pour faire plus … réaliste. Lilly, avec sa gouaille et ses compétences, n’avait eu aucun mal à décrocher le poste de barmaid en chef après la défection du précédent. Elle avait le look, l’attitude et les manières de la tête-brûlée de Vegas et le patron l’avait trouvée très IN … Tant mieux … Elle côtoyait des australiens et des néo-zélandais qui faisaient semblant de laisser trainer leur accent comme de bons texans. Elle parlait anglais au bar et les japonais adoraient ça donc elle n’avait pas la contrainte de la langue à maitriser.
Aujourd’hui, elle avait travaillé de jour et retournait chez elle après de longues heures de taf. Pas pressée de rentrer chez elle, à quelques rues de là, elle avait choisi de passer par cet endroit qu’elle aimait pour sa beauté féerique. D’ordinaire, tout y était calme et elle s’asseyait sur un banc pour contempler ces arbres presque devenus un symbole national.
Elle flânait tranquillement, il faisait bon. Vêtue de son jean court et de son top tout aussi court, elle avait son petit sac à dos vissé à ses épaules et avançait au ralenti. Pour elle, tout allait bien depuis son arrivée dans le pays. D’abord touriste curieuse, elle avait réussi par miracle à transformer son visa touristique en visa de travail sans passer par la case retour à la maison. Le Japon, c’était chouette mais le Japon, c’était aussi très cher et ses économies avaient très vite protesté d’où la nécessité de bosser.
A présent, elle pouvait respirer et avait pu louer un petit (très petit) studio pour elle toute seule !
Le visa avait une durée de deux ans et elle ne comptait pas rentrer avant. C’est donc tout heureuse qu’elle déambulait en profitant de sa vie.
« Ne me touche pas connard ! …….. »
Argh ! Difficile retour à la réalité ! Lilly s’arrêta à bonne distance d’un mastodonte aussi laid qu’il était vulgaire. Elle en voyait de temps en temps de ces parasites qui polluaient les rues de la ville en jouant les durs. Les vrais yakuzas évitaient ce genre de débilités, ils jouaient dans une ligue bien supérieure, c’est ce qu’on lui avait expliqué. Ce crétin là était une petite frappe qui n’avait que son physique pour impressionné et rien d’autre. Face à lui, sa victime, que l’américaine ne voyait pas, n’avait pas l’air de faire le poids. Le gros lourd s’emballait et devenait virulent et Lilly fit glisser son sac de son épaule pour y prendre sa bombe au poivre. Alors, elle n’était ni une combattante confirmée ni une super-héroïne, mais habituée aux cowboys de son Nevada et à leur alcoolisme, elle savait distribuer des pains quand ça s’avérait vraiment nécessaire. Ça ne se voyait pas mais elle avait d’ailleurs eu le nez cassé lors d’une baston mémorable où elle n’avait pas été la dernière à finir au poste du sheriff à Vegas.
Elle n’était plus qu’à quelques mètres quand la situation se tassa, sans blessés, sauf peut-être l’orgueil de la victime de cette agression injuste. le veau s'en alla en grognant, fier de son impressionnante supériorité et Lilly put enfin voir celui qui avait fait les frais de sa connerie.
Oh? Beau gosse ...
Quand on est barmaid, on apprend très vite à reconnaitre les gens. Et cet étranger là n'aurait surement pas eu besoin d'elle pour s'en sortir tout seul. Sans avoir l'air d'un prédateur, il se dégageait de lui une aura à peine perceptible de danger. Peut être cela venait-il du regard sombre ou bien de l'attitude souple et délié indiquant une réactivité explosive? Qu'importe, il avait eu l'intelligence de ne pas envenimer la situation. Pour un étranger, il était facile de se faire expulser du pays par les autorités japonaises et sans le connaitre, Lilly se dit que ce serait dommage pour lui. Elle finit de s'approcher en rangeant sa bombinette alors qu'il s'asseyait, un peu blasé. Elle aurait dû le laisser là mais son naturel sympa lui fit faire ce qu'elle ne voulait pas. Elle s'exprima en anglais, peut être qu'il la comprendrait?
"Hi! Je ne fume pas, je vous aurais proposé une cigarette ... mais par contre j'ai des supers bonbons au gingembre qui devraient vous redonner le sourire."
Elle se tenait debout devant lui et put l'observer de plus près.
Oui ... un beau gosse.
Elle regarda à gauche, puis à droite, des passants arrivaient lentement des deux côtés, elle ne risquait rien.
"J'admire votre réserve, je l'aurais claqué ce connard, avant de m'enfuir. Vous voulez porter plainte? il y a un commissariat tout proche, sinon je peux faire demi tour et je vous emmène boire un cocktail comme vous n'en avez jamais bu."
Autant mêler l'agréable à l'agréable. De toute manière, elle n'avait rien de prévu ce soir alors changer son ordinaire du japonais sympathique mais ivre et collant pour un bel inconnu lui allait tout à fait. Et elle n'avait aucune arrière pensée, elle était juste de bonne humeur.