"Après la bataille, dans les champs de mort débute le Festin des Corbeaux."
C'était une vieille rengaine que les anciens du village répetaient parfois. Les anciens avaient des phrases préconçues pour toutes sortes de choses. Ces adages étaient souvent suivis par des sermons, et celui-ci ne faisait pas exception.
Car les anciens étaient sages. "Il faut prendre soin des morts, fussent-ils nos frères ou nos ennemis", ils disaient. "La chair pourrie corrompt la terre. Car la Mort appelle la Mort". Et c'était bien la mort qui s'était répandue dans les bois. Les journées se faisaient fraîches et le ciel restait invariablement gris. La région était souvent sujette à des conflits ouverts entre Nexus et Ashnard, mais rarement ils éclataient si près du village. Les habitants avaient passé la nuit à veiller, persuadés qu'après les échos des conflits viendrait le temps du pillage.
Néthi comprenait enfin ce qu'ils entendaient par Festin des Corbeaux. Des dizaines -non, des centaines- de ces charognards ailés se repaissaient des cadavres. Leurs becs fouissaient les orbites, arrachaient les langues, se frayaient un chemin à même la peau des soldats tombés au combat. Cachée au creux des racines d'un arbre mort, la jeune femme n'osait pas s'approcher. Ces foutus volatiles rôdaient aussi dans les feuillages, et l'atmosphère était pesante. Un fin tapis de brume recouvrait la mousse et les feuilles mortes.
Il avait comme surgi de nulle part, au coin de son oeil. Au milieu de ce charnier déambulait un homme grand, vêtu de fourrures. Elle ne l'avait pas vu ni entendu arriver. Et il ne ressemblait ni à un soldat, ni à un paysan. Le croassement incessant de la nuée ne semblait pas le déranger, pas plus que leur funeste ballet aérien. Même de si loin, sa silhouette était imposante. Il évoluait comme un spectre dans un champ de désolation. Des sueurs froides glissaient dans le dos de Néthi. Un soldat, un survivant ! Se mit à remuer à son approche. Il lui tendit une main tremblante et ils échangèrent quelques mots. Inaudibles, à cette distance, mais Néthi était bien trop tétanisée pour bouger. La gorge dessechée, elle déglutit avec difficulté. Ce bref échange prit fin quand l'inconnu s'empara d'une lance brisée pour achever le guerrier. Et les corbeaux de se jeter sur cette viande fraîche. C'est à ce moment-là que la jeune fille comprit. Il ne craignait pas les corbeaux, car il était l'un des leurs.
Les anciens racontaient parfois cette histoire. De temps en temps, quand un corbeau dévorait le coeur d'un grand guerrier, il prenait à son tour forme humaine. Un héraut macabre qui hantait les champs de bataille. Si personne ne prenait soin des morts, alors lui s'en chargeait. Le Grand Corbeau.
"Valravn."
Ce nom s'était échappé de ses lèvres dans un souffle étranglé. Un murmure, à peine un soupir, pourtant la créature avait tourné la tête dans sa direction. La face d'un homme robuste. Les cheveux ramenés en arrière en une natte guerrière. Les côtés de son crâne étaient rasés, et tatoués. Il portait une longue barbe noire comme une nuit sans lune. Si clairement qu'il la voyait, elle avait imprimé son visage sur sa rétine. Il n'était pas laid, non, mais semblait pourtant... Irréel. Ses yeux gris perçants avaient l'intensité et l'acuité d'un rapace. Le cerveau de Néthi était en ébullition. Ses muscles étaient tendus et lui hurlaient de bondir et de s'enfuir à toutes jambes. De courir comme si la mort était à ses trousses. C'était sans doute le cas. Pourtant, les pensées se bousculaient sans cesse, et elle ne bougea pas. A quoi bon ? Elle ne lui échapperait pas. Personne n'échappe à la Mort.
Mais il y avait autre chose. Une fascination insensée qui la poussait à rester. Son coeur tambourinait et elle n'osait plus respirer.
A sa grande surprise, Valravn se détourna. Ne l'avait-il donc pas vue ? Elle s'était fait des idées ? Elle allait pouvoir rentrer à la maison. Raconter ce qu'elle avait vu. Mais elle n'en fit rien. Même lorsque l'homme aux corbeaux disparut au loin, elle resta cachée, immobile. Quand tous les oiseaux furent rassasiés, enfin elle se releva.
Mais Néthi ne rentra pas au village. A son tour, elle marcha dans le champ de mort, au milieu des chairs pâles. Le Festin était terminé. Dévorée par une curiosité malsaine, sa traque commençait.
Elle remonta la piste toute la journée jusqu'aux monts avoisinants, jusqu'à un col venteux où les premières neiges tombaient déjà. L'air y était glacial et lui cinglait le visage. Le froid lui semblait trop mordant pour la saison. Tout était lugubre et inhospitalier, et l'idée de s'être jetée dans la gueule du loup s'agrippait à Néthi pour lui nouer l'estomac. Les traces remontaient un escarpement rocheux jusquà une cahutte au bord d'un à-pic. L'endroit semblait occupé, bien qu'isolé, en témoignaient les planches qui raccomodaient la toiture.
Elle ne sut si c'était la fatigue, le mal des hauteurs ou quelque chose de plus insidieux, mais avant même de se trouver une cachette d'où surveiller la cabane, Néthi perdit connaissance.
Elle était de nouveau dans la forêt. Plus de signes de bataille, mais la brume était omniprésente. Elle se faufilait entre les racines et les branches, s'insinuait en elle à chaque inspiration. Aucun corbeau en vue, mais elle entendait les bruissement d'ailes dans les cimes. Elle était perdue. Sous ses pieds, pas des feuilles mortes, mais un tapis d'ossements. Des sueurs froides collaient son vêtement contre son dos. La Mort était en ces lieux.
Les bruissements devinrent murmures. Des murmures qui répetaient sans cesse le nom de Valravn. Ils semblaient l'invoquer. Car la Mort appelle la Mort. Saisie de panique, elle prit la fuite. Les murmures la suivaient, accompagnés de croassements qui se moquaient d'elle. L'Assemblée des Corbeaux qui se riait de sa proie acculée. Le Festin allait bientôt commencer.
La forêt s'arrêta brusquement sur un à-pic. Loin en dessous, un océan de brume. Les murmures se rapprochaient et le vent se mit à souffler. Une bourrasque, accompagnée d'une volée de corbeaux, manqua de la faire tomber dans le vide. Et de ce vide s'éleva une forme titanesque, un monstre mi-homme mi-corbeau. Ses quatre yeux d'argent la fixaient de toute sa hauteur comme un ver à sa merci. Il aurait pu la déchirer de ses serres ou la happer de son bec en un instant. La jeune fille tomba à genoux, désemparée, finie.
Personne n'échappe à la Mort.
"Tu es fébrile. Bois."
Cette voix était humaine. Caverneuse, grave, mais humaine. L'injonction ressemblait pourtant à un croassement. En ouvrant les yeux, elle vit l'homme aux yeux d'argent porter un bol de bois à ses lèvres. Elle n'eut ni le temps ni la force de résister. La surprise et la peur n'avaient pas aidé. Le liquide était trop chaud, épais, et avait un arrière-gout étrange. Elle hoqueta et toussa. "Tout." ajouta-t-il, la forçant à boire sans la ménager. Il semblait moins irréel, vu de près, plus humain. Son expression demeurait indéchiffrable, et son regard toujours aussi perçant. Mais le contour noir autour de ses yeux apparaissait pour ce qu'il était vraiment, un artifice, rien de plus. Une fine cicatrice en travers de son nez, ce qui ressemblait à une tâche de naissance au-dessus de son oeil gauche, on aurait bien dit un humain, à la fois simple et complexe. Mis à part sa tenue et ses tatouages, il ressemblait à un homme originaire de la région. Ni étranger, ni même étrange. A l'instant où elle se détendit, l'inconscience la cueillit à nouveau.
Elle était seule dans une cabane sombre à son réveil. L'âtre et une lanterne posée sur une table étaient les seuls éclairages. Une chape de douleur s'était installée sur sa tête. Elle se redressa et la tête lui tourna soudainement.
"Reste allongée."
La voix venait de dehors, puis une épaule bourra la porte. Valravn entra avec deux bûches sous le bras et une casserole pleine de neige dans l'autre main. Il la toisa en passant devant elle jusqu'à ce qu'elle ne se recouche, et déposa les rondins près de l'âtre. Sans lui prêter davantage attention, il posa la casserole au-dessus du feu et s'en retourna à la table où il détacha un petit sac de sa ceinture et y étala méthodiquement des herbes. Néthi humecta ses lèvres sèches.
"Tous ces soldats, dans les bois... C'est vous qui...?"
Elle ne trouva pas le courage de finir, effrayée par la réponse. Un colosse armé, accompagné d'une nuée de corbeaux. Des corbeaux qui avaient festoyé sur les cadavres. L'homme s'interrompit un instant, comme s'il allait répondre, mais elle craignit soudainement de le voir se changer en un énorme homme-oiseau à quatre yeux. Il choisit de l'ignorer et reprit sa besogne, broyant les tiges avec le plat d'un couteau de chasseur, attrapant ça et là dans les étagères et les feuilles suspendues aux poutres à dessein.
En faisant un tour d'horizon, la cabane était rudimentaire, mais organisée de manière pratique. Tout était utile, rien de superflu. Armes, matériel de chasse, de pêche, des mauvaises herbes et des petites fleurs près des fenêtres où le soleil les atteignaient, et des rangées de pots en terre cuite sur les étagères qui contenaient les dieux savaient quoi. La table était en bonne partie couverte d'ustensiles divers, couteaux, ciseaux, pilon, une carafe renversée, et autres récipients de forme et de taille différente. Il y avait là tout le nécessaire pour survivre en ermite.
De fait, trois choses faisaient tâche dans le décor, et Néthi ne trouvait aucune explication. Tout d'abord, les armes disseminées dans la pièce: deux hachettes ouvragées, une autre plus grande, un arc, et enfin le couteau de chasse qu'il avait posé sur un côté du plan de travail. Toutes bien entretenues, elles semblaient porter la patte d'un artisan compétent, et détonnaient avec les ustensiles primaires, les petits pots grossièrement façonnés à la main. Leurs position disparate signifiait que son hôte était prêt à recevoir n'importe quel visiteur indésirable. Comme si quelqu'un serait assez fou pour venir le chercher ici !
Puis il y avait la lanterne, et la chandelle qui brillait en son centre, protegée par du verre soufflé. Que la confection de la mèche et du combustible s'ajoutent au large éventail de compétences qu'elle lui prêtait, soit, mais le verre ? Il n'avait pas de soufflet, et la cabane n'avait même pas de fenêtres. L'avait-il prise sur un cadavre ?
Enfin, il y avait ce petit espace dégagé dans un coin, où le reste des chandelles était entreposé. Pourquoi gaspiller de la place dans un endroit exigu ? Ca, elle n'en avait pas la moindre idée.
Valravn se retourna s'approcha de la casserole d'où s'échappait maintenant une fine fumée blanche, ajoutant entre autres quelques tiges écrasées avant de touiller. Une expression renfrognée la brima en silence pour sa curiosité et elle s'enfonça timidement dans la couche.
"Les corbeaux se nourrissent des cadavres."
Ce fut la seule réponse qu'il lui donna, et elle souleva davantage de questions. Est-ce qu'il se justifiait, ou se dédouanait ? Se considérait-il lui-même comme un corbeau ? Est-ce que la nuée s'en était chargé ? Néthi s'imaginait les oiseaux noirs fondre sur un champ de bataille. Ils étaient peut-être encore plus nombreux qu'elle l'avait imaginé. Si elle se fiait aux histoires, Valravn faisait peut-être déferler les ténèbres de manière littérale.
Il la fit à nouveau boire son étrange décoction brûlante sans aucun ménagement. Aucune bonté ni aucune réelle compassion ne se dégageait de lui, qui pourtant l'avait receuillie et alitée sur ce qui semblait être la seule couche disponible. Le colosse ne s'adressait à elle que pour lui donner des instructions claires et concises, et ces instructions ressemblaient à des ordres dont elle ne pouvait se soustraire. Elle était de toute façon, trop faible et trop intimidée pour objecter. Jusqu'à...
"Donne-moi tes vêtements."
Ses yeux métalliques ne cillèrent ni ne se détournèrent. Il attendait. Néthi était une proie isolée et faible. Un corbeau affamé se penchait sur elle. Elle se sentait idiote. Tout a un prix. Une jeune fille fièvreuse, isolée dans une montagne sinistre, en compagnie d'un inconnu qu'elle avait pris pour un Messager de la Mort. Idiote, idiote ! Elle se sentait totalement acculée, et n'osa même pas lui demander de détourner le regard. A quoi bon ? Elle était complètement à sa merci.
Elle passa donc sa tunique de cuir par-dessus sa tête, avant de faire coulisser ses bras dans les manches, et de lui donner. Valravn se contenta d'étendre le vêtement sur son bras. Elle glissa ensuite le pantalon le long de ses jambes, en s'assurant de ne pas rabattre la vieille couverture qui la couvrait. Hors de question qu'il se rince l'oeil ! Elle le tira depuis ses pieds et le lui remit, mais Valravn resta là à attendre. "Tous", finit-il par lâcher avec lassitude. Et elle obéit.
Quand elle eut terminé et s'attendait maintenant au pire, il sortit avec les vêtements, laissant Néthi seule et nue dans la cabane. S'enveloppant dans la couverture, son visage rougi de honte et le bouillon qu'elle avait ingurgité la tenaient au chaud. Qu'avait-elle donc cru qu'il se passerait ? Après l'avoir imaginé comme une créature de ténèbres, elle l'avait perçu comme un homme dans toute sa monstruosité. Ses insondables yeux gris qui ne s'étaient pas détachés d'elle occupaient ses pensées. Valravn, qui prenait soin d'elle ! Avait-elle donc quitté le monde des vivants ?
Elle avait dû s'assoupir, car en émergeant la tête de la couverture, il était de nouveau là. Assis près du feu, il était maintenant torse nu. Son corps couvert de tatouages ésotériques était constellé de cicatrices, qui semblaient trop nombreuses pour un seul homme. Certaines étaient tellement anciennes que d'autres plus récentes les chevauchaient. Les anciens disaient que nul homme ne devait mourir sans une balafre, car les blessures avaient des histoires à raconter. Le Grand Corbeau, lui, en avait plusieurs dizaines au moins. Le regard perdu dans les flammes, il ne sembla pas remarquer qu'elle l'observait. A la lueur du feu, la carrure massive de Valravn ne semblait pourtant pas si terrifiante. Ses muscles ne se découpaient pas sous sa peau comme ces figures de marbre blanc, mais étaient néanmoins développés. C'était la musculature d'un chasseur, d'un combattant aguerri, couverte d'un peu de gras comme n'importe qui. Pas tout à fait l'image qu'on aurait eu d'un spectre, d'un monstre ou autre entité surnaturelle. A le voir ainsi, seuls ses yeux le différenciaient d'un humain normal. Néthi ressentit soudain le besoin de bondir hors du lit et de plonger au creux de ses bras. Il était bien plus attirant que les garçons du village, et ces yeux... Dieux, elle aurait voulu qu'il la prenne ! Elle était nue et vulnérable, bon sang mais qu'attendait-il ?
Ces pensées la surprirent au point qu'elle ne se mit à douter. Ce n'était pas du charme, pas vrai ? C'était un charme ! Oui, il l'avait ensorcelée, c'était sûrement ça. Ou droguée, avec cette foutue soupe aux herbes ! C'était la seule explication.
Elle avait dû se faire remarquer, parce qu'il tourna ses yeux d'argent vers elle. Ce regard perçant dont elle peinait à se détâcher. L'instant d'après, il se relevait et rompait le contact, et Néthi en ressentait un pincement au coeur. Non, regarde-moi ! Vois-moi !
Il avait seulement rejoint la table pour lui préparer une écuelle. La jeune femme qu'il avait trouvé n'avait pas mangé depuis trois jours. Le remède avait attenué la fièvre, mais elle était déjà bien assez maigrelette. C'était folie de s'aventurer jusqu'ici, c'est précisément pour ça qu'il s'y était installé. Les corbeaux aimaient les hauteurs et se cachaient des vivants. Et lui faisait partie de la nuée, depuis si longtemps qu'il ne se rappelait rien d'autre.
Mais lorsqu'il revint à elle, son invitée s'était levée du lit. Elle se tenait là, bien droite, à la lumière de l'âtre. La tête baissée, ce n'était pas la fièvre qui rougissait ses joues. Quand elle le regarda dans les yeux, il haussa un sourcil de manière presque imperceptible.
Ce changement d'expression passager, c'était la première fois qu'elle le voyait réagir. Néthi desserra les poings et tapota nerveusement ses cuisses. Elle s'offrait à lui, toute entière. Que les corbeaux festoient.
Elle ne rentrerait jamais au village.
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