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« le: mercredi 08 janvier 2014, 19:43:19 »
Ordinairement, Sasha ne couchait jamais durant ses heures de travail. Il était sérieux, responsable, très droit et ne se permettait aucune dérive. Il méprisait d’ailleurs les patrons d’établissements qui se permettaient de batifoler avec le personnel. Le travail est le travail, aucune chance qu’il se laisse distraire par un employé, un client, un passant dans la rue. Quand il était au Love’s out, il était d’une rigueur à toute épreuve. On pouvait lui balancer devant les yeux une jolie paire de fesses qu’il fermerait les yeux d’un air dédaigneux. Hors de question qu’il compromette ses recettes avec de bêtes pulsions animales.
Jamais.
Quelqu’un y a cru ? Aucune morale, le Sasha. Et même si le boulot passait avant tout, si ses responsabilités lui étaient plus primordiales qu’un décolleté ou qu’une chute de reins, il pouvait tout à fait jouer sur les deux tableaux. Cela ne lui posait aucun problème, et tant qu’il arriverait à prendre son pied tout en gérant les tableaux de rentabilité de ses établissements, alors il se considérait encore bon pour le service. Clairement, aucune chance qu’il se montre sage, surtout qu’il était convaincu de rassembler les plus beaux spécimens de la ville, et d’ailleurs.
Alors quand il vit ce gosse dans son royaume, à aucun moment il ne se dit « Tiens, je vais le raccompagner sagement à la porte et appeler ses parents », non. S’il était là c’est qu’il avait une bonne raison d’y être. Invitation, peut-être. Fraude, sans doute. De mémoire, aucun de ses clients n’avait parrainé un aussi jeune garçon récemment. Mais tout le monde venait ici en connaissance de cause, tout le monde. Qu’il soit un petit étudiant stupide venu pour se rincer l’œil sur les sous de papa maman ou quelqu’un de suffisamment seul pour ne trouver un peu de compagnie qu’ici, Sasha n’en avait rien à faire. Le patron du Love’s out ne leur offrait aucun échappatoire. Le but ici, c’était de faire face à ses fantasmes, de les accepter et même de les partager avec d’autres. La jeunesse n’était selon lui pas une excuse pour ne pas savoir ce que l’on cherchait. Freude lui avait bien fait comprendre, il n’y a pas d’âge pour ouvrir les yeux sur le monde tel qu’il est. Perverti et mené par le bout d’une queue, merveilleux symbole phallique de la suprématie du sexe. Tel un Dieu en pleine ascension, l’érection menait ses porteurs vers leurs désirs, rarement exprimés. Inconscient d’une bonne moitié des pulsions qui traversaient leurs esprits, ils se laissaient porter par un hasard qui n’en était pas un.
Ses propres clients voyaient dans son commerce une manière de fuir ce qu’ils ne pouvaient comprendre en y cédant, acceptant de dominer l’improbable et l’impossible. Venir ici, c’était l’exutoire, le défoulement suprême. Cherchant une stimulation supplémentaire, ils franchissaient un cap dans la recherche de l’excitation pour s’échapper d’un quotidien morne et ordinaire. Leur offrir des fantasmes qui étaient auparavant destinés à rester simples rêves, c’était promesse de les combler pour longtemps.
Et, au passage, d’empocher pas mal de fric.
En tout cas, la réaction du gosse qui lui faisait face avait sûrement tout autant de raisons d’être. On ne fait rien pour rien, et Sasha sourit quand il sentit un souffle sur son oreille gauche. Son interlocuteur, au contraire, était impassible quand il lui fit ostensiblement du charme. Ce qu’il faisait bien. Son sourire s’élargit. Peut lui importait que ce soit un mensonge ou la vérité, Sasha était satisfait. Parce que toute imagination se base sur une réalité, rien ne naît sans raison ni ne s’ancre sans racine. Alors il commençait à être connu même dans des milieux qui ne devraient pas le toucher ? Le lieu de toutes les débauches… Il est vrai que Sasha offrait de tout, mais jamais sous la contrainte. Ses ouailles étaient libres de faire ce que bon leur semblait, de répondre ou non aux attentes des clients.
Seulement, un désir inassouvi était synonyme de légère perte sur le salaire, et de peu de considération du patron. Il était rare que quiconque refuse une prestation ou un client, sauf quand Sasha lui-même aurait refusé.
- Je vois très bien, je me demande seulement si tu as même l’âge de t’aventurer ici. Heureusement pour toi, je m’en fous totalement.
Pause. Sasha fit une moue discrète quand la cible de son intérêt recula, impassible. Il le détailla, et apprécia ce qu’il vit. Silhouette fine, visage androgyne. Des lèvres abîmées par sûrement quelque chose d’autre que des baisers, et des yeux qui se veulent aussi froids qu’inexpressifs. Impassible, le gamin. On lui donnerait facilement quelques années de plus, s’il n’y avait pas ce corps que Sasha pourrait briser d’une étreinte trop passionnée. Ce garçon connaissait-il la passion ? La violence d’un corps contre un autre ? Puis les yeux gris errèrent du côté de l’accoutrement. Sobre, efficace, pas forcément de bonne qualité à en juger par le tissu, mais réussissant l’exploit d’être élégant malgré tout.
- Ma renommée causera ma perte, moi qui apprécie mon anonymat pour pouvoir œuvrer en toute tranquillité. Le business s’effondre.
Il sourit encore, le bougre, quand son interlocuteur dévoila son identité. Tout le monde ici mentait, ses clients les premiers. Il n’y croyait pas, mais s’en fichait. Il lui mentait et peu lui importait. Ici, c'était le paradis des faux-semblants, et en ajouter un n'allait rien changer aux rouages de son établissement. Mais il le jouait bien. Et puis il avait une belle petite gueule d’ange, surtout. Un peu de sang frais. Il allait pouvoir le distraire, l’amuser le temps d’un battement de cils. Quand il s’approcha, la main de Sasha vint se loger dans sa nuque pour l’empêcher de repartir. Sans l’embrasser, le patron du Love’s out sortit sa langue et donna un coup sur les lèvres scellées du petit menteur. Il frissonna à son contact, réaction purement physique, mais apprécia l’idée. Parce que le frisson était pour lui synonyme de plaisir, il ne pouvait exister d’autre forme de tressaillement que celui de la satisfaction. Impossible. Et il réitéra quand quelques doigts égarés vinrent saluer ses fesses.
- Eh bien eh bien, pour un fils de mafieux discipliné, tu es bien proche d’une possible menace. Ça aussi, ton père te l’a demandé ?
Sasha se recula finalement, et l’observa encore un long moment tout en prenant sa clope pour l’éteindre sur un cendrier déjà bien chargé. Il lui prit le poignet sans lui laisser le choix et le poussa vers le centre névralgique de son bar, la piste. Immédiatement, plusieurs terrannides vinrent danser en se collant à lui, ondulant leurs corps à moitié animaux contre l’adolescent. Et Sasha resta là, à le regarder en croisant les bras, levant un sourcil amusé.
- Alors découvre. Vis ce que tu es venu essayer.
Encore une fois, le mensonge n’avait absolument aucune importance. Il se fichait bien de qui il était, tant qu’il pouvait s’amuser un moment avec lui. Sasha n’avait pas pour habitude de faire des délits de faciès, du moins pas de manière négative. Mais avant tout, il acceptait tout type de personnes ici, pour tout type de prestations.
Allant chercher un verre de champagne au bar pour son nouvel invité, Sasha demanda à un de ses précieux agents de sécurité –le seul en fait- d’aller faire sa ronde. Juste pour vérifier que ce petit invité surprise n’était pas venu avec tout un groupe d’adolescent, histoire de se divertir. Ils auraient pu entrer malgré les barrières qu’il avait mises en place pour éviter ce genre de débordements. Et Sasha n’aimait pas que quiconque soit présent en ces lieux sans qu’il n'en ait eu vent. D’un signe de tête, son ordre fut entendu et une masse de muscles se mit en mouvement vers l’arrière salle, là où tout pouvait se cacher alors que dans la pièce principale, rien ne passait inaperçu.
Enfin, il revint vers le jeune homme aux yeux rouges et lui tendit son verre sans se rapprocher de lui outre mesure. D’abord, découvrir pourquoi il avait flirté avec lui. Après, détruire son intérêt et reconstruire peu à peu une nouvelle envie, un désir réel qu’il se targuait de pouvoir maîtriser. On ne lui ferait pas croire qu’il ne donnerait pas envie à qui que ce soit. Parce que Sasha comprenait les gens, et leurs envies. Il s’en amusait.