Le parc et son sous-bois / Re : "Nothing but the Scandinavian way I are." [pv: Yoshio Taniguchi]
« le: samedi 23 avril 2011, 21:23:37 »Ce n'était pas la première fois qu'elle buvait un peu trop : on ne manquait jamais une occasion de s'amuser, à son lycée. Et Yoshio l'emmenait régulièrement dans des bars durant leurs rendez-vous. Cela dit, cette fois-ci, on pouvait dire que ça s'était mal terminé.
Non pas qu'il ait était violent ou mal intentionné. Même le dernier des imbéciles savait qu'il était une crème, même après trois ou quatre verres. Mais l'alcool déliait les langues. Et là, il lui en avait certainement dit un peu trop.
Elle aurait dû se douter que derrière cette constante recherche de 'petits bars discrets' ne se cachait pas uniquement un sombre désir d'intimité.
- Kagome, éloigne-toi de l'eau.
La collégienne se retourna et aperçut une paire de chaussures. Du cuir brun, d'excellente qualité. Elle renifla avec mépris et ne leva même pas la tête. Trop occupé dans sa contemplation, elle ne l'avait même pas entendu s'approcher.
Pourtant, il avait dû courir. S'inquiéter pour elle. Cette simple pensée lui inspira un plaisir sauvage : après tout, dans l'instant présent, elle ne détestait personne d'autre avec autant de force.
- Kagome, tu es saoule. Si tu ne te rapproches pas du bord, tu risques de tomber.
Le japonais eut pour toute réponse droit à un magnifique regard haineux, puis à un dos qu'il ne connaissait que trop bien. Il soupira, vaincu.
Il n'était même pas capable de faire preuve d'autorité devant ses propres enfants. Alors, devant l'une de ses amantes...
- Ça t'arrangerait bien, je crois.
- Ne dis pas n'importe quoi, soupira t-il en détournant les yeux.
- Moi, je dis n'importe quoi ? C'est pas moi qui invente des scénarios bidons pour se faire toutes les gamines de la ville. J'espère au moins que ta femme va bien ?
- Ne me parle pas sur ce ton.
- Je te parle sur le ton qui me plaît !
L'adolescente s'était relevé dans un souffle et manqua de tomber dans l'eau, pas encore très stable. Il lui attrapa le bras, de son habituelle poigne douce, mais ferme, et l'entraîna vers la rive. Après un instant de flottement, elle se débattit et le repoussa.
- Lâche-moi, espèce de porc !
L'homme évita une gifle manquée, une étincelle passa dans ses pupilles, et elle regretta ses paroles lorsqu'il la saisit par les épaules. Cela dit, son esprit était trop embrumé pour réfléchir, et elle se contenta de lui adresser un regard vague.
Le trentenaire considéra cette gamine de quatorze ans à la peau hâlée et aux cheveux bruns, trop maquillée et trop parfumée. Habillée trop court et avec bien trop de connaissances en matière de sexe. Mais pour le dernier point, il ne pouvait s'en vouloir qu'à lui-même.
Il ne la connaissait que depuis deux semaines, mais il savait déjà que sa façade de gosse écervelée ne reflétait pas la réalité. Elle était bien plus maligne qu'il ne le pensait.
Elle était bien plus maligne que ce que tout le monde croyait.
Depuis qu'il savait ça, il ne la voyait plus vraiment comme une simple collégienne un peu trop bavarde. Elle avait beau faire trois têtes de moins que lui, devant les cris qu'elle avait poussé devant l'hôtel, il s'était senti comme un petit garçon.
Elle avait eu raison de s'enfuir, après tout. Et ses insultes étaient totalement justifiées. Il n'était jamais qu'un pauvre type faible face à ses pulsions. Et amoureux, en plus de ça, histoire que le malaise et la culpabilité l'assaille encore plus, posés sur ses épaules qui s'affaissaient de fatigue et lui donnaient l'impression d'avoir vingt ans de plus.
Depuis qu'il avait commencé à tromper sa femme, il s'était mis à boire. Oh, pas de quoi devenir un alcoolique. Et surtout pas devant tout le monde. Mais assez pour que lui, qui n'avalait jamais une goutte de saké et n'avait donc pas de quoi bien tenir l'alcool, se retrouve à piailler autant que les gamines qu'il invitait aux bars ou dans des discothèques – où plutôt, les gamines qui s'invitaient toute seules en lui téléphonant et en sachant très bien qu'il dirait forcément oui. Ces soirs-là, rares étaient les fois où ils se limitaient aux chambres d'hôtels. Au diable la discrétion, après tout. A quoi bon ?
Elle se doutait qu'il était sur le point de lui reprocher son insolence. Mais il s'était arrêté. La lueur pensive dans ses yeux embrumés par les quatre verres commandés au bar se transforma en une vague de tristesse.
Elle aurait pu avoir pitié, être compréhensive. Ou essayer, au moins.
Mais à quatorze ans, on n'était pas empathique. Et on n'essayait que quand on le voulait bien.
Elle se dégagea de la poigne de son amant et commença à se diriger vers la sortie du parc. Pour la retenir, Yoshio n'émit qu'un vague grognement exaspéré.
- Où est-ce que tu vas encore ?
- Je me barre, le plus loin possible. Mes parents doivent être rentrés.
- Ta maison est à dix kilomètres.
- Mais t'es pas en état de conduire.
- J'ai bien réussi à tourner le volant pour te rejoindre...
Il avait prononcé cette dernière phrase avec un ton attristé, presque suppliant derrière la vase de l'alcoolisation, mais sa conquête se contenta de lui adresser un regard dégouté.
-T'es vraiment qu'un...
Sa voix stridente mourut soudainement sur place, et Yoshio n'eut jamais l'occasion de savoir ce qu'il était réellement pour elle puisqu'en levant la tête, le regard qu'elle avait suffit à lui faire comprendre qu'elle ne terminerait jamais sa phrase.
Ses beaux yeux bleus foncé par la colère avaient pâlis, tout comme son teint, et son faciès reflétait la peur que pouvait éprouver un enfant caché sous sa couette pour se protéger du monstre sous son lit. La peur de ce qui était étrange et que l'on ne connaissait pas. Elle ne quittait jamais vraiment un humain, malgré l'expérience, malgré l'âge.
Ses jambes tremblèrent un instant avant de se mettre à bouger, d'abord lentement, formant un pas en arrière. Puis ses chevilles pivotèrent, son dos se tourna, et elle se mit à courir. Avant que l'homme n'ait eu le temps de la retenir, son temps de réaction étant doublé, elle avait disparu au loin, dans l'ombre des bosquets.
A la merci de l'alcool, le salarymen n'eut comme unique réaction qu'un éclat de rire, pensant que la jeune fille avait eu simplement peur de son ombre, comme ça arrivait souvent à cet âge. Cependant, lorsqu'il sentit un courant d'air glacé frapper de plein fouet son avant-bras nu, il cessa de rire et se retourna.
De l'autre côté du point d'eau, à une dizaine de mètres, la rive était en train de changer de couleur. La nacre blanche, presque brillante, qui semblait recouvrir peu à peu la surface de l'eau s'intensifiait et finissait par former un paysage d'hiver nettement visible dans l'ombre de la nuit qui commençait à tomber. Yoshio n'eut que peu de temps pour contempler ce paysage de carte postale en silence, car les premières notes d'un instrument commençaient à retentir. De cette distance, elles auraient dû être faibles, mais la mélodie était bien distincte, et étrangement nerveuse.
L'homme mit se dernier détail sur le compte de l'alcool et s'avança lentement vers cette étrange vision. En tant que cartésien, il n'avait jamais peur de l'inconnu. Enfin, l'inconnu de la vie l'effrayait bien sûr, comme le destin effraie normalement un homme, mais cet inconnu-là, étrange, occulte, n'avait pour lui rien d'apeurant. Comme d'habitude, il ne croyait qu'en lui. Et bien avant d'arriver prés de l'évènement, son cerveau avait déjà placé l'hypothèse d'une hallucination dû à la boisson sur le tapis. Rien n'était inexplicable.
Lorsque ses pieds écrasèrent les premiers brins d'herbe gelée, l'archet s'arrêta de bouger, stoppant la musique. Yoshio cessa lui aussi de se mouvoir et put observer la scène, légèrement tremblante sous l'effet du saké. Le premier geste qu'il fit lorsque la jeune femme à la contrebasse l'observa fut d'applaudir doucement, un sourire sur son visage aux traits doux. Il ne savait pas si cette étrangère l'avait déjà remarqué, mais ce dernier geste était suffisamment bruyant pour marquer définitivement sa présence. Ce que Freyja verrait en tournant la tête, serait un jeune homme d'une trentaine d'années, aux cheveux légèrement en bataille et au regard un peu vague, une chemise blanche à manches courtes avec un pantalon noir simple. Un profil typiquement japonais face à ses propres origines.