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« le: mercredi 05 janvier 2011, 16:34:33 »
Un ventre émit une protestation dans le silence religieux d’une boutique perdue dans les rues de Nexus. Un simple son, presque un bruit, qui résonna un instant sur les murs lisses, le tout soutenu par un effet d’écho du au grand plafond qui surplombait la propriétaire de ce grognement. Diane avait faim, et cela la mettait de mauvaise humeur. Ce matin, elle n’avait pas eu le temps d’avaler quoi que ce soit, à cause d’un petit garçon très capricieux qui lui en avait fait voir de toutes les couleurs. Son fils -imaginaire- avait ses têtes, et même si la jeune femme les provoquait inconsciemment dès que sa conscience se réveillait et venait lui permettre de saisir ce que son esprit faisait naitre en secret, elle n’en avait pas idée. Pour elle, Eric était simplement un garçon qui grandissait, sans jamais changer physiquement parlant. Il évoluait pourtant, et de plus en plus sa colère injustifiée éclatait dans le petit appartement que Diane partageait avec lui. Sur une broutille, sans aucune raison, le cri fusait, les pleurs suivant bien souvent dans les yeux de ce qui restait un petit garçon. Diane pardonnait toujours, mais elle détestait savoir Eric fâché ou colérique, aussi n’hésitait-elle pas à punir. Et pour ses caprices matinaux, le gosse était à présent consigné sur une chaise, un peu en retrait du comptoir et peu visible par les clients. Même si ceux-ci ne le verraient jamais ... C’était une façon de le couper du monde -auquel il n’appartenait pas- et d’accentuer ainsi la sévérité de la réprimande. Qui n’est finalement pas si cruelle ...
En effet, la première chose que Diane aura faite ce matin est pourtant de saisir un livre qu’elle et Eric avaient choisi ensemble à la fermeture hier soir pour aller le lui donner. Il adore lire, et le tabouret reçoit toujours un livre. Pour Eric. Il sait à présent que sa mère ne lui parlera avec tendresse que lorsque la boutique sera calme. Le reste du temps, Diane Foss se dévoue à ses clients et refuse de faire autre chose que le surveiller, constatant sa présence. Même si elle sait bien que jamais il ne s’éloignera d’elle, même si elle sait bien qu’une telle situation lui serrerait tellement le cœur qu’elle s’en apercevrait dans la minute. Tendrement, la jeune femme lui adresse quelques mots d’une mère à son fils avant de retourner à son travail. Regardant par la vitrine, elle peut voir des visages qu’elle ne verra vraiment qu’une fois qu’ils auront franchi sa porte. Passionnante foule qu’elle se délecte d’admirer, de critiquer, de voir se perdre dans une misérable existence. Même si, en cette fin de matinée, rien ne l’amuse vraiment dans son spectacle quotidien. Elle préférera alors se hisser sur la pointe des pieds, maudissant sa petite taille pour la millionième fois au moins, se saisissant d’un roman policier, qu’elle dévore depuis quelques jours, posé sur une étagère derrière elle. Assise sur sa chaise inconfortable, la jeune femme remonte une jambe et appuie son pied, enrobé d’une simple ballerine, contre sa cuisse, entourant son genou d’un bras. Elle peut ainsi adopter sa position favorite, bien qu’elle ne soit pas vraiment élégante. De plus, il est assez inconvenant de l’adopter dans ses tenues habituelles, de courtes robes bariolées.
C’est pourquoi ce matin, elle aura pris la peine d’enfiler un pantalon de toile brun, qui relève sa tunique du jour composée d’un dégradé de rouge-orangé assez automnal, malgré la saison. En se plongeant ainsi dans un moment passionnant, adoptant le point de vue du suspect principal, Diane oublie peu à peu sa mauvaise humeur. Celle-ci l’irrite toujours un peu, se rappelant à elle lorsqu’un petit vent vient faire danser le chambranle de la porte de la boutique, trop souvent ouverte pour être réellement hermétique, mais le plaisir de la lecture triomphe. Le livre qu’elle tient dans sa main détonne des autres. Il est propre, la couverture impeccable et les lettres sur sa reliure sont tracées non pas à la main mais à la machine. C’est une de ses acquisitions faite sur Terre, ramenées discrètement sur son penchant moyenâgeux. Ces œuvres sont ici rares, et sont d’ailleurs placés sous clé dans la boutique de Diane. Seuls quelques rares mais fidèles -et surtout silencieux- lecteurs y ont accès. Cela lui permet de se faire pas mal d’argent par le biais de ceux qui ont la chance de connaitre les failles, et donc la provenance des livres, sans toutefois parvenir à les situer et donc à trouver un autre moyen d’avoir accès à ces livres. Un bon commerce, qui n’enchantait pas tout le monde au vu du prix affiché pour ces petites merveilles, mais Diane avait rapidement fait comprendre aux demandeurs que leur donner des informations sur ses sources était tout bonnement impossible. Et, dans ses yeux déterminés, on lisait sans doute trop d’absence et de détachement pour espérer croire qu’elle céderait sous des moyens un peu plus ... musclés.
Mais quand la sonnette située traditionnellement au-dessus de la porte d’entrée de la librairie retentit, divulguant son « drelin-drelin » accueillant dans le silence de la pièce, son particulièrement agréable aux oreilles de Diane, celle-ci referma à contrecœur son roman pour le placer sous le comptoir, hors de vue. Elle en reprit un plus traditionnel posé à côté de sa caisse, une histoire plus archaïque mais non moins agréable, sur un terranide qui prendrait connaissance d’un trésor sur une île éloignée, décidant de partir à sa recherche avec l’aide de marins plus expérimentés. L’intrus posa d’abord ses yeux sur la boutique avant de lui adresser un regard, un signe de tête. Et c’est tout. Diane ne lui en tint pas rigueur, étant déjà de mauvaise humeur elle ne souhaitait pas en rajouter une couche, et baissa de nouveau son attention sur les pages fragiles de ce roman typiquement habituel par ici. Elle en était au moment de l’embarquement, et un bâillement s’échappa sans le vouloir de ses lèvres fines, ce qui l’incita à se saisir d’un marque-page ciselé et de refermer son livre. Histoire de pouvoir regarder qui se risquait ici à l’heure du repas.
Une grande silhouette longiligne, à l’ordre vestimentaire exemplaire. Si Diane avait été sujette à l’admiration, sans doute se serait-elle empressée de remarquer la mouture de ses vêtements élégants, chemise et pantalons parfaitement ajustés à un corps mis en valeur. Des lunettes d’intellectuels qui lui rappelaient les siennes, une cape qui témoignait de la température variable sur Terra, en ce mois d’avril. Mais la jeune libraire de Nexus n’était pas sensible à ce type de détails. Pas plus qu’elle ne l’était au charisme débordant et envoûtant qui se dégageait de son allure, presque altière. Un sourire en coin naquit sur la bouche de celle qui regardait son client sans gêne, la jambe toujours serrée contre son buste. L’élégance et la beauté ne faisaient pas partie des qualités qu’elle reconnaissait, et Diane préférait largement que l’on s’intéresse à ses livres. Justement, l’inconnu s’attardait sur certains titres, hésitant, choisissant, empilant sans faillir. Diane aurait bien proposé son aide mais ... En fait, non, elle ne l’aurait pas fait. Il était plus grand qu’elle et sa carrure frêle ne lui permettrait pas de se hisser suffisamment haut pour attraper les reliures qu’il prenait sans mal. D’autant plus que les murs étaient hauts, dans cette librairie. La pièce avait beau être étroite, deux niveaux étaient remplis de bibliothèques et d’étagères, l’étage était atteignable par un escalier situé au fond du magasin, en entrant. Partout, des livres, avec quelques sièges et tables pour prendre le temps de découvrir ou de s’attarder, de choisir. Une ambiance feutrée et calme, une lumière qui n’avait rien d’excessif et qui se contentait aujourd’hui des rayons du soleil qui venaient faiblement jusqu’à la petite librairie, bien cachée dans les ruelles de la ville.
Diane aimait ce sentiment de hauteur, cette aspiration vers le haut qui l’habitait et dont elle se délectait souvent. Aux murs, quelques tableaux chers à son cœur se disputaient le peu de place libérée par les livres en tout genre. Romans, documentaires, contes pour enfants et lecture pour adulte, tout était là. Un large panel dont la jeune femme était plutôt fière de se vanter l'acquisition, progressivement, au fil de sa vie à Nexus. Elle avait toujours aimé la lecture, d’autant plus maintenant que c’était devenu son travail, et seul passe-temps. Alors qu’elle se perdait encore dans l’admiration de sa propre boutique, Diane ne remarqua pas que son client avait terminé son choix et s’avançait vers elle, une pile respectueuse de volumes entre les mains. Qu’il posa sur le comptoir, après s’être tout de même décidé à lui adresser la parole. Un bonjour, un compliment. Diane ne releva pas. Pas plus qu’elle ne réagit lorsque les choix s’étalaient devant ses yeux. Elle lisait machinalement les titres choisis, le félicitant mentalement de certaines de ses décisions. Ainsi, la jeune femme ne releva pas non plus le regard appréciateur qu’il lançait sur son trésor. Elle n’avait pas besoin de lui pour savoir sa boutique merveilleuse, mais elle se retint de répliquer quelque chose d’aussi direct.
Diane de mauvaise humeur mais étonnamment gentille, ce n’était pas forcément une bonne chose ... Avant de lui répondre, sans toutefois prendre sa commande, elle marqua un temps d’hésitation. La libraire aimait bien le tutoiement, le trouvait plus simple, dépourvu de fioritures ou de mascarade. Mais devant autant de politesse, et puisqu’elle se sentait d’humeur conciliante, Diane lui répondit sur le même schéma. Bien que l’on puisse s’attarder un instant sur une question étonnante et pourtant fondamentale : depuis quand Diane Foss avait-elle des principes de politesse ?
- Depuis neuf mois, déjà. Mais l’avoir découvert plus tard vous permet d’en profiter d’autant plus, les richesses grandissant au fil du temps.
Quittant sa position de retrait, déliant sa jambe ankylosée, Diane s’approcha du comptoir et s’y accouda nonchalamment, posant sa paume contre son menton las. Sans avoir l’air de vouloir l’encaisser, elle soupira brusquement en fermant les yeux avant de reprendre.
- Eric, tu te calmes maintenant. Pause, nouveau soupir, des paupières qui s’ouvrent à nouveau. Pardon, vous disiez ?
Puis, sans lui laisser le temps de répondre qu’il n’avait rien rajouté depuis, Diane se redressa légèrement, renifla discrètement l’air qui flottait autour d’eux, sans honte ni gêne, avec une spontanéité totalement non maîtrisée.
- Vous, vous n’êtes pas tout à fait d’ici, du moins pas vraiment. Je me trompe ? Non, en fait je me trompe rarement.
Ce que ça voulait dire importait peu, Diane parlait souvent à tort et à travers et c’est précisément de cette manière qu’elle perdait bon nombre de ses clients. Souriant, pas pour son interlocuteur mais satisfaite de voir que l’agitation d’Eric avait cessé dans son dos, bien que personne d’autre n’ait pu le remarquer, la jeune femme saisit machinalement le premier volume de la pile qui avait été choisie, observant la qualité de sa couverture et contrôlant son bon état, consciencieusement. Lentement.