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« le: mercredi 08 mai 2013, 01:41:09 »
La situation a l'air de réellement le gêner, et pas seulement parce qu'elle est désespérée. Je remarque aisément que son regard est un peu trop haut, un peu trop fixe, pour être naturel. Il ne sait pas où poser les yeux, et à bien y réfléchir, c'est tout à son honneur. J'aurais pu tomber sur un lubrique qui ne se serait aucunement privé de m'épier dans mon plus simple appareil... et sans même aller jusque là, un adolescent -s'il est sorti de cette période ingrate, il ne doit pas s'en être encore bien éloigné- aurait sans doute jeté quelques œillades intéressées. Je n'aurais même pas pu lui en vouloir, je sais d'expérience que c'est un comportement plutôt commun. Pourtant, il s'en abstient. Il faut dire qu'au sein d'une église, et surtout au Japon où la foi chrétienne est peu répandue, les jeunes hommes sont souvent assez prudes et bien élevés, issus d'assez bonnes familles.
Je m'interroge brièvement. Mon pouvoir ne transporterait-il que les individus purs ? Vu sa réaction, il a toutes les chances de l'être, et cela pourrait expliquer qu'il ait été amené avec moi... Pour ma part, sans aller dans le voyeurisme, je ne fais pas dans l'excès de pudeur, surtout qu'il masque déjà l'essentiel. Je le regarde rougir, avec un peu d'amusement que je refrène tant bien que mal. C'est normal, il est nerveux, déstabilisé. Là non plus, je ne peux pas lui en vouloir. Ce n'est pas vraiment une brute, pas le genre capable de se défendre correctement à mains nues, d'après sa posture. Il est plutôt maigre, encore qu'il ne soit pas particulièrement chétif. Son corps, tout de même, à quelque-chose d'asexué... Alors que j'ai presque tout loisir de constater qu'il n'en est rien.
Lorsqu'il parle, je croise son regard. Ça n'était pas évident jusqu'alors, mais leur couleur ne m'avait pas paru surprenante. Et pourtant, je n'avais encore jamais vu de tels iris autre part qu'au cinéma, ailleurs que dans quelques films de Liz Taylor, et encore, il ne s'agissait que d'une nuance de bleu. Le violet de ses yeux, lui, semble d'une nature différente. Si je n'avais su qu'il n'avait pu emporter aucun objet avec lui, j'aurais pu croire qu'il portait des lentilles. Il n'en était rien, et si la luminosité n'était pas aussi mauvaise, j'aurais juré que cette nuance particulière de violet avait déteint sur ses cheveux, que j'avais cru dans un premier temps blanc. J'ai déjà eu l'occasion de rencontre des anges, et je trouve en ses traits délicats quelque-chose de céleste. Ça n'est sans doute qu'une impression. Égarée dans ma contemplation de cet être intrigant, j'ai un peu perdu le fil.
-Non, je lui réponds simplement. Je suppose qu'...
Un cri inquiétant se superpose à notre discussion. Je sursaute et me retourne, alors que lui se met à hurler. Je jure : j'aurais du le voir plus tôt, je ne sais pas ce qui m'a pris, je ne sais plus à quoi je pensais. Nous n'avons visiblement pas été suffisamment discrets. Est-il possible que le chasseur que nous avons entrevu nous ait déjà repéré et ait simplement été chercher du renfort avant de nous aborder ? Peut-être n'ai-je pas été assez prudente, que leur ouïe, leur odorat, est plus développé que je ne l'avais estimé. C'est difficile à dire, les créatures semblent provenir d'un autre monde. Un monde plus humide, certes, mais où, je l'espère, on ne pratique pas l'anthropophagie.
Si nous y allons pacifiquement, les négociations sont peut-être possibles. Après tout, les intrus, c'est nous. Ils ne font que réagir normalement face à une menace inconnue qui les frappe en plein milieu de leur repère. En attendant, je dois calmer le jeune homme, dont je ne connais du reste toujours pas le nom. Je pose de nouveau ma main sur son épaule.
-Att'... Josaphat !
Je ne comprends pas bien son geste, mais je saisis de suite, en voyant un des humanoïdes aquatiques être poussé en arrière, la nature de ce qu'il vient de faire. Bon sang, s'il y avait bien quelque-chose dont j'avais encore moins besoin que d'un compagnon d'infortune peureux, c'est un compagnon d’infortune peureux, agressif, et surtout sorcier. Toutes mes théories sur la pureté des individus que mon pouvoir transportent s'effondre. Ce type n'est juste pas net d'un point de vue magique... un domaine d'une moralité très contestable, dont, bienheureusement en règle générale, et bien malheureusement dans ce cas précis, je n'ai pas suffisamment connaissance pour en faire usage moi-même.
Si je n'agis pas immédiatement, c'est que j'espère qu'il dispose de la puissance nécessaire pour nous débarrasser de tous nos assaillants éventuels. La solution ne me plaît pas, mais elle a au moins l'avantage d'avoir une chance de nous sauver la vie. Surtout qu'étant responsable de la situation, je ne peux pas vraiment faire la fine bouche sur les méthodes dont il use pour se sortir de là. Hélas, je constate très vite qu'il use de ses sortilèges uniquement parce qu'il panique. Quand bien même ses manifestations, pour un profane, sont assez impressionnantes, il n'a vraisemblablement aucune chance de nous tirer de là en en faisant un usage aussi piètre. Je me jette sur le côté lorsque les créatures, et c'est bien normal, nous prenne pour cible de leurs projectiles. Tant pis s'il est blessé : j'aurais l'occasion de le soigner si je survis moi-même.
Les lances n'atteignent pas leur cible, cependant les hommes-poissons ne paraissent pas découragés pour autant, surtout que le mage vient de mettre un genou à terre tout en continuant à beugler de terreur. Quel genre de sorcier peut être autant horrifié par des éléments surnaturels, alors qu'il doit bien y être habitué d'une façon ou d'une autre ? Je le vois se hasarder de nouveau à un maléfice de glace qui ne fait que ralentir brièvement ceux qui sont, malgré moi, devenus nos ennemis. Je sens ma colère monter. J'en ai assez. En cet instant, je ne trouve plus d'excuse à ce pleutre. Pas plus qu'à moi, d'ailleurs, toutefois, je compte me rattraper sans tarder de mon inaction.
Bondissant vers mon compagnon, je le plaque au sol, et cette fois, je n'y vais pas vraiment avec délicatesse. Je le bouscule franchement, quitte à le sonner. Pour le moment, il n'a vraisemblablement pas fait beaucoup de dégâts, quelques hématomes, quelques bleus, sur la peau écailleuse de ces chasseurs qui en ont sans doute vu d'autres. Quelques os cassés, au pire, pour celui projeté en arrière. Rien que je sois incapable de réparer. Je n'ai pas l'intention de le laisser tuer, même par maladresse, un des indigènes, autant pour le sort de l'infortunée créature que pour le notre. Ils doivent être suffisamment énervés comme ça. Neutraliser moi-même leur agresseur, à défaut d'attirer leur sympathie, les fera peut-être au moins se questionner.
Mon corps arqué sur celui, à peine plus grand mais surtout plus frêle, du sorcier, je le maintiens assez fermement. La pudeur, ici, n'entre plus en ligne de compte, et j'évite tout juste d'appuyer sur des endroits trop sensibles de son anatomie. Je plaque également une main sur sa bouche. Autant pour l'empêcher d'incanter encore que pour ma propre tranquillité auditive.
-Il se passe, imbécile, que tu viens de contrarier nos hôtes, je lui décoche, presque aussi contrariée que les hôtes eux-même. Comment on rattrape ça maintenant, hein ? Le grand magister compte se débarrasser de toute la tribu ?
Je m'en veux presque aussitôt d'avoir employé un ton aussi dur. Je me calme une seconde, tentant de faire acte de sagesse christique. Lorsque Saint Pierre, le plus béotien et le plus impulsif des apôtres, avait coupé de son épée une oreille à un soldat romain, venu chercher le Fils pour le juger, celui-ci avait condamné l'acte sans pour autant montrer son ire, se contentant de conjurer le mal que son compagnon avait fait. Ce qui se déroule sous mes yeux y ressemble étrangement. Je ne suis pas sûre, cependant, qu'il soit aussi facile de s'expliquer auprès des créatures aquatiques qu'auprès des antiques occupants de Jérusalem. Mais par Josaphat, que ses cris, dans le contexte, étaient énervants !
En parlant de cri, celui étrange des indigènes les rappelle à ma mémoire. Deux ont déjà réussi à passer outre la couche de glace que le jeune homme à répandu sur le sol, et contemplent notre duo étrange, dubitatifs. Cependant, j'en distingue une demi-dizaines d'autres qui s'approchent à grands pas mouillés, sans doute alertés par les appels de leurs congénères.
-Excusez-nous. Nous sommes ici par erreur. Je peux soigner les dégâts que lui -je pointe du doigt le sorcier, toujours sous moi- a causé. Si vous promettez de ne pas nous faire de mal.
Un instant, les humanoïdes semblent comprendre ce que je dis, et paraissent même hocher leur gueule difforme. J'ai un petit espoir, lorsque l'une d'entre elle feule, rugit, ou... gargouille, à l'autre un message qui, en apparence, n'a rien de très agressif. Puis, sans prévenir, l'une d'elle se saisit de la hampe de sa lance, qu'elle a ramassée au sol, et me frappe au front. Des étoiles envahissent mon champs de vision, accompagnées d'une douleur vive, et d'une sensation de flottement qui m'annonce que mon cerveau perd l'emprise sur mon corps.
-Désolée... j'articule à l'adresse du jeune homme, avant qu'une deuxième frappe contondante n'obscurcisse complètement ma conscience.