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« le: lundi 29 juin 2020, 21:28:48 »
Tout rêve prend fin. Celui d’Alecto avait été des plus merveilleux, et elle se sentait infiniment chanceuse d’y avoir goûté. Il aurait été malhonnête d’affirmer qu’elle ne regrettait pas l’achèvement de leur délicate parenthèse à deux, mais elle louerait le Seigneur encore de nombreuses heures, pour avoir vécu la grâce de ces instants qu’elle avait cru ne jamais vivre.
Il lui faudrait revenir à quelque chose de plus conventionnel, avec celui qui serait son mari dans l’intimité, et juste son Roi, le reste du temps. La jeune femme craignait ce dur retour à la réalité, mais il était nécessaire. Implacable, il devait fatalement arriver, alors elle le prenait comme tel. Si tel était le désir du Très-Haut, elle aimerait Serenos cachée de tous, et chérirait les instants passés ensemble comme des trésors secrets.
Une fois de retour à Meisa, alors qu’elle s’éveillait avec bonheur après ce si doux et irréel songe, Alecto fut remise rapidement dans le tourbillon de la réalité… Suivant le Roi qui se trouvait intrigué, son état d’esprit fut contagieux, et ce questionnement, chez Alecto, était plutôt une angoisse. Si cela pouvait inquiéter le Monarque des Trois Royaumes, d’autant vu le froncement de sourcil à mesure qu’ils avançaient dans la cour de la forteresse, c’était sans doute terriblement dangereux… Du moins, c’est ce que pensait sa jeune épouse, avant d’apercevoir très rapidement les symboles et bannières de l’Ordre.
Ce fut alors tout le contraire de la réaction de son mari, évidemment, sur le visage de l’ancienne esclave. Sans d’abord penser qu’il s’agissait de quelque chose de négatif, ou dangereux pour Serenos, elle sentit son cœur bondir dans sa poitrine face à tant d’allures familières, qui pour elle, étaient réconfortantes. Sans savoir pourquoi, elle se sentit en sécurité, alors seulement, elle perçut la nervosité du Roi à côté d’elle.
Restée un peu en retrait, elle vit clairement le Monarque la garder proche de lui, comme pour la protéger. Elle ne comprit pas… Puis, prise d’inquiétudes, se demanda si cela n’était pas en effet de mauvaise augure. Leur mariage était secret, mais Dieu, lui, savait… Pourtant, il lui avait narré ses déboires et mésaventures avec l’Ordre Immaculé, au point d’avoir développé de l’animosité naturelle envers les représentants mortels du Très-Haut. Bien qu’elle différenciât très clairement les instances spirituelles du Culte et Dieu, sachant tout Homme faillible et corruptible, même les plus dévots, Alecto avait instinctivement confiance en ces hommes et ces femmes d’église.
Serenos prit visiblement sur lui pour afficher une mine convenable, et se présenter aux dignitaires de l’Ordre qui s’avançaient vers eux. Cependant, elle sursauta lorsqu’elle entendit prononcer son nom. Ecarquillant de grands yeux ronds, elle regarda à droite et à gauche, comme s’il pouvait s’agir d’une autre personne qu’elle… Ce n’était certes pas un prénom bien courant en Meisa mais… Cet homme venait-il vraiment de la nommer ?
Derechef, elle se retrouvait les mains jointes dans celle d’un inconnu, du moins, de celui qu’elle prenait pour un inconnu. Mais quelque chose la travaillait, au fond d’elle, son esprit œuvrait et doutait. Cette voix… Elle la connaissait, elle en était persuadée. Des sensations étranges semblaient rejaillir du passé en entendant ces sons, et lorsque l’homme se mit de nouveau à parler, elle ouvrit la bouche, hébétée, pour lui répondre.
Mais le Roi ne lui en laissa pas l’occasion. Sur la défensive, même agressif à vrai dire, Serenos venait d’empoigner le délégataire religieux, et sa femme avait par son geste, dû reculé de plusieurs pas. Attrapant immédiatement ce poignet que le Monarque avait vigoureusement empoigné pour l’éloigner, Alecto sursauta de terreur lorsqu’il tira au clair son arme pour imposer une distance raisonnable entre eux et l’homme de l’Ordre. Paniquée, elle cacha sa bouche dans ses paumes pour éviter de hurler à son mari de ranger son épée. La simple vue de la lame, à vrai dire, venait de lui glacer le sang, mais ce n’était rien en comparaison de la rage qui émanait de l’homme qu’elle aimait, et qu’elle reconnaissait alors à peine.
Quand enfin le représentant divin prit la parole, avec un calme qui contrastait avec l’émoi terrifié qu’elle ressentait, Alecto hoqueta de surprise et de panique mêlée. C’était évident désormais qu’elle voyait son visage, alors que Serenos lui avait arraché cette capuche qui le masquait. L’homme avait pris des rides et ses cheveux étaient plus gris que dans ses souvenirs, mais elle n’aurait pu l’oublier. Jamais.
« Père Thorius ! » Elle avait trop peur de la tension de la situation actuelle pour exprimer pleinement la joie incommensurable qu’elle éprouvait de revoir l’homme de foi qui avait partagé sa vie de nombreuses années durant, lorsqu’elle officiait au Temple.
La menace de l’acier régnant toujours, elle vint d’un geste extrêmement intimidé par la posture bestiale du Roi, poser sa main sur le plat de son arme. C’était un geste d’une audace extrême pour elle, qui craignait les lames plus que tout. Mais elle devait agir pour assurer à Serenos qu’il n’avait rien à craindre du Prêtre, elle s’en portait garante. Alecto avait une confiance aveugle en Thorius.
« M… Sire…… Je… C’est mon ancien Mentor, je vous en prie sur ce qui m’est cher, ne lui faites pas de mal. »
Levant alors les deux mains en signe de paix, s’interposant entre les deux hommes, les épaules courbées, sans doute de soumission telle qu’elle avait l’habitude jadis de le faire face à un Maître violent, elle baissa les yeux humblement. Elle savait qu’en public, elle n’était rien d’autre qu’une étrangère dont le Roi s’était pris d’affection et avait accordé quelques menus privilèges, jadis Compagne, quoi désormais ? Pour la Cour, elle devait rester à sa place, et fort heureusement, c’était quelque chose qu’elle faisait à merveille, et naturellement.
Avec grâce, elle tourna son regard clair vers le Père Thorius, à qui elle osa adresser un fin sourire, mal à l’aise au vu de la tension, mais bien sincère tout de même.
« Père Thorius… Le Roi des Trois Royaumes m’offre sa protection, je… je vous en conjure. Réservez votre jugement, Monseigneur, jusqu’à ce que vous ayez pu en attester. »
Que Thorius puisse avoir traité Serenos de monstre après l’avoir insulté d’hérétique, même si c’était effectivement ce qu’il était aux yeux de l’Ordre, était un crève-cœur. Elle voulait immédiatement prouver au Prêtre combien le Roi était un homme digne, noble, et honnête. Si ce n’était son manque de foi, Sombrechant serait un parangon du Très-Haut, elle le savait. Il fallait que son ancien professeur le voit, comme elle le voyait, elle.
Mais avant cela, il fallait qu’elle mette un terme, par tous les moyens, aux animosités des deux hommes, car elle voyait bien que la réaction du Roi avait entraîné parmi ses suivants des réactions, et qu’ils étaient tous très tendus, attendant visiblement des ordres de leur Sire, et qu’ils étaient prêts à agir comme lui, au moindre regard de leur souverain. Alecto priait intérieurement pour que cela n’arrive pas, de toutes ses forces.
Le Délégataire de l'Ordre Immaculé semblait considérer le Suzerain avec assurance, et un certain apaisement dans le regard, mais au fond, se trouvait une sorte de dureté infaillible et sévère. Alecto prit cela pour de l'humilité, mais il n'en était rien.