Par-delà les lignes
Johnny Paso | Mona Duval
Johnny avait une chance de dingue ; le cul bordé de nouilles !
Il jouait rarement aux jeux par tirage au sort qu'on trouvait dans nombre de commerces, n'ayant accepté que quelques fois dans sa vie car il n'y avait pas d'obligation d'achat ou de coordonnées à donner, par exemple. Récemment, il avait gagné à un de ces jeux, cela dit, et il avait légèrement revu sa position. Sans se lancer dans tous les jeux qu'il voyait, il prenait le temps d'en considérer certains.
Alors, quand une chance de rencontrer Mona Duval, l'écrivaine de romans pornographiques, s'était présentée à la précommande de son nouvel ouvrage, il avait participé. Il allait de toute façon acheter le livre tôt ou tard.
Car oui, c'est une idée qu'on peut se faire facilement sur Johnny : celle qu'il ne lirait pas. Et c'était vrai qu'il n'était pas le lecteur le plus gourmand ou un féru de classiques, et qu'il préférait un bon film ou une série en compagnie d'amis à une lecture solitaire au son d'une musique d'ambiance, mais il lisait. D'abord, il fallait se dire qu'on ne se lançait pas dans la culture physique sans lire beaucoup sur le sport et la nutrition, du moins quand on n'avait pas des milliers de dollars à claquer dans des coachings. Ensuite, s'il se paluchait volontiers sur un porno au moins une fois par jour, il aimait laisser bruisser son imagination le long des lignes de romans coquins.
Ces dernières années, il avait acheté pas mal d'e-books et de livres de poche, érotiques ou pornographiques. Il y en avait de trop vieux, avec un langage et un goût trop passés pour lui, et des trop cérébraux pour ses désirs simples et envahissants ; mais il avait ses petits classiques, qu'il avait généralement acquis neuf et en format papier pour les garder près de lui. Parmi eux se trouvaient tous les livres délurés de Mona Duval, depuis son premier signé Charlie. Il avait trouvé dans sa plume quelque chose d'unique, ni pervers ni maniéré, qui avait parlé à son être et avait fait naître en lui un authentique amour pour ses écrits.
Alors, bien sûr qu'il allait précommander le prochain, grand format papier et édition luxe ! Il avait pris un boulot de plus et bossé du coup presque 36 heures d'affilée pour se payer largement ce petit cadeau.
A l'origine, voir Mona n'était pas dans ses plans ; juste un bonus potentiel fort improbable.
Et le voilà qui se présentait à l'accueil de sa maison d'édition, figé droit comme un i...
Quelques semaines plus tôt, il avait reçu le courrier de félicitations en recommandé, suivi le lendemain d'un coup de fil dont on l'avait prévenu dans celui-ci. Il n'avait pas encore tout à fait réalisé et avait répondu presque machinalement à la dame adorable qui lui parlait au bout du fil, pour arranger date et transport. Dans sa tête, c'était irréel : ce n'était pas possible qu'il puisse gagner deux jeux, comme ça, à la suite ? Le précédent avait été une surprise dépassant ses espérances, mais là ça devenait carrément bizarre. Il n'y croyait pas et n'enregistrait pas, comprenant qu'on lui enverrait détails et carton d'invitation par le prochain courrier.
Merde ! C'était surréaliste. Il avait lu et relu cent fois le premier courrier, ses mails pour la commande du livre et son enregistrement au jeu, et repassé dans sa tête des dizaines de fois ce qui avait été dit au téléphone. Il devait se rendre à l'évidence, mais il n'y arrivait pas vraiment.
Et puis, il y avait eu le coup de marteau : un message privé sur Instagram ; enfin, sur Messenger, Facebook ayant fusionné les messageries privées des deux services sans vraiment s'inquiéter de l'avis du monde en même temps qu'il forçait une mise à jour ridicule.
Le message était de Mona.
Il n'avait pas remarqué le moment où elle avait commencé à le suivre et n'en retrouvait pas la trace récente. Bien sûr, lui la suivait, espérant des indices croustillants sur son prochain tome ou un aperçu de ce que pondait son esprit au bénéfice de tous les amoureux de la petite mort ; mais qu'elle le suive, c'était inattendu ! Il ne se faisait pas d'idées transcendantale sur la qualité de son feed, qui mêlait selfies, salle de sport, fiestas avec bimbos, grosses bagnoles et
prétentions allant bien au-delà de ses moyens réels. Elle s'y était pourtant intéressé ! Pourquoi ?
Il décida qu'il préférait garder la réponse pour plus tard, lui demander en face. En fait, il se retrouva bloqué de façon inattendue face à ses quelques lignes de texte. Il lui venait soudain une peur : la peur de ne pas être intéressant et de ne pas savoir que dire.
Il aurait aimé lui demander pourquoi elle le suivait et lui parler de ses passages préférés de ses livres, et il aurait pu lui parler de sport et de l'Argentine, de son parcours atypique ; ils auraient pu parler de ce qui les poussait, elle à écrire du porno, lui à en lire avec entrain, et se faire de petites promesses sur le déroulement de la soirée... Quoique, là, c'était son excitation qui parlait. Mona était une très jolie femme et éveillait évidemment un fort désir en lui, qu'il devait à tout prix contenir pour ne pas froisser son idole.
Alors, leur correspondance avait été lente, un peu gauche, hésitante. A bien y repenser, Johnny était passé pour un type bizarre et ne ressemblait absolument pas au Johnny normal, ou même à celui des photos de shooters descendus du bout des lèvres entre les seins de bombes sexuelles. Elle devait l'avoir trouvé vraiment inquiétant, creepy à souhaits, et comme elle lui demandait de venir comme il était quelques jours avant leur rencontre, avant d'arrêter de répondre, il pensait qu'elle ne s'attendait à strictement rien.
Or, se montrer indigne même d'un sourire sincère de Mona était une perspective affreuse pour l'Argentin, qui s'était préparé à fond et s'était mis sur son 31 sans se dénaturer. Il avait bien dormi, avec un masque purifiant, et s'était levé tôt pour faire son sport, passer chez l'esthéticienne pour un check-up complet, passer se ravitailler de ce parfum musqué qu'il aimait, aller chez le coiffeur-barbier, vider son armoire, changer dix fois d'avis, choisir une tenue, puis en changer en même temps qu'il rangeait l'armoire, prendre sa douche, se faire tout beau...
Il s'était presque mis en retard et le taxi envoyé par la maison d'édition l'attendait depuis de longues minutes déjà lorsqu'il s'y précipita, tout fou. Il avait finalement opté pour un jean effet vieilli, un débardeur en coton uni et des baskets montantes confortables, et arborait sa meilleure chaîne et quelques bijoux en prime, dont un authentique diamant qui lui avait coûté des jours de travail au noir à l'oreille. Il avait décidé de venir comme il était, bien qu'à son avantage : le véritable Johnny, celui des photos avec le vrai caractère derrière. Bien apprêté, il avait moins peur, quoiqu'en arrivant à destination il se révélait terrifié.
Et quand on vint lui demander ce qu'on pouvait faire pour lui, il se sentait si gourd qu'il bafouilla un peu avant de tendre le carton d'invitation et de se prononcer le simplement du monde, pour ne plus risquer de s'emmêler :
" Paso, Juan Esteban. J'ai... rendez-vous avec Madame Duval. "
On en savait peu sur le nouveau roman. A bien y réfléchir, c'était dingue d'avoir acheté un livre dont seul un brin de synopsis et un croquis artistique avaient été fuités au public, mais c'était probablement tout l'intérêt de ce concours : Mona Duval ne voulait probablement avoir affaire qu'à des gens qui connaissaient, comprenaient et aimaient son écriture ; des gens capables de mettre une somme substantielle dans un bouquin par pur acte de foi et d'amour ; de vrais fans.
Et comme Johnny était laissé dans une vaste salle du dernier étage, il oubliait vite l'accueil frigide de celle qui l'avait mené là. Ce premier contact avait été étrange, l'Argentin sentant chez cette femme stricte une désapprobation si forte qu'il en venait à la plaindre : on ne pouvait vivre avec une telle colère sans en souffrir, et sans doute souffrait-elle de ne pas prendre les mêmes libertés que ceux contre qui elle la dirigeait. Il ne la connaissait pas mais il avait eu de la compassion pour elle, même s'il réalisait qu'elle n'en attendait aucune et ne s'attarderait pas sur les affaires scandaleuses de l'auteur à succès. Il avait bien du mal à rester dans les bornes quand il sentait un manque d'affection chez une femme, mais il était bien sûr assez futé pour savoir quand son implication n'était absolument pas désirée ; et il penserait peut-être encore à ces hanches roulant sur ces escarpins rigides un soir où il serait seul, se demandant si elles trouveraient jamais la fougue à laquelle elles aspiraient.
Mais il n'avait pas l'occasion d'y penser pour le moment. Le stress le dominait, stress qu'il ne pouvait laisser échapper qu'en faisant les cent pas et en tournant à travers les lieux. Il avait avisé les grandes baies vitrées et le balcon, loin des standards japonais et qui détonnaient autant ici que de l'autre côté, depuis la rue où l'immeuble se démarquait tant. Une table était mise, signe qu'elle s'attendait à manger dehors et à profiter de l'air nocturne, mais peut-être était-ce plus que ça ? Poussé par la bougeotte, il avait touché des yeux le petit salon très stylisé qui avait été installé dans un angle de la pièce, notant sa singularité ainsi que ses similitudes avec le thème de la tablée. Il devinait le lien entre cette mise en scène et le livre à paraître et se sentait privilégié, trouvant dans l'étude des lieux le moyen de se concentrer et de se détendre lentement, acceptant doucement sa chance et les cadeaux qui avaient été préparés pour lui tout seul. Il sentait qu'il en apprendrait beaucoup sur son achat compulsif tout en réalisant un rêve inadmissible : celui de rencontrer la femme dont le verbe avait éveillé son imagination et contenu sa libido lors des soirées solitaires.
Comment pouvait-il vraiment se sentir bien alors qu'ils savaient tous les deux, c'était évident, qu'il avait trouvé une délivrance dans ses lignes et connaissait d'abord les côtés sensuels de sa personne ? Allons ! Elle n'était pas une sainte et l'assumait ! Il n'avait pas à rougir de ces moments dont il était le seul à avoir la connaissance assurée. Et elle n'avait pas à craindre qu'il fuie devant la personne entière qu'elle lui présenterait sans doute ce soir. Enfin... Elle se présenterait sûrement.
L'heure avançait et Johnny songeait à nouveau à leur correspondance ; gauche, indélicate, inintéressante, courte. Avait-elle seulement encore l'envie d'aller jusqu'au bout ? Qu'était la blessure narcissique d'un homme douteux face à sa sécurité et à la masse des lecteurs impatients qui ne liraient que les critiques de leurs grands lecteurs favoris ? Avait-il ruiné sa chance en refusant de l'embrasser et d'assumer ce qui lui arrivait ?
" Bonsoir Johnny ! "
Il avait sursauté. Combien de temps avait-il passé, seul, à douter de tout ? Lui avait-il fallu cinq minutes ou cinq secondes pour commencer à perdre foi en son égérie romantique ? S'écartant du coin salon, il fit volte-face pour tomber sur une apparition fantasmagorique : elle se tenait à quelques mètres de lui, sublimée dans cette robe de satin blanc qui devait, sans aucun doute, participer à la mise en scène de la soirée. Il reconnut la référence au croquis figurant l'héroïne de ce nouveau roman encore mystérieux. En se mettant en scène comme l'héroïne, Mona endossait alors le rôle de cette aristocrate nubile dont la condamnation aux pires bassesses remplissait des pages et des pages de réactions et de suppositions sur Reddit. L'effet était sans appel et la suggestion de ce choix renforçait l'apparence divine et hautement érogène de la petite brune, dont la grandeur altière ne pouvait vraiment compenser la petitesse physique lorsqu'elle se fut avancée devant son invité chanceux.
L'Argentin la dévisagea sans un mot. Il nota les chaussures à sa main, la coiffure réarrangée au dernier moment, le rythme court de son souffle et la transpiration qui brillait dans son corsage plongeant. Elle avait accouru. Il s'en voulut immédiatement d'avoir songé qu'elle se déroberait à sa promesse et eut envers elle un élan de reconnaissance et de compassion contrastant d'autant plus avec son abattement précédent.
" Ce... C'est rien... " parvint-il à bafouiller en japonais avant d'être coupé par l'approche de l'auteur.
Instinctivement, il se pencha en avant pour ne pas la laisser s'étirer de tout son long sur ses jambes afin de l'atteindre. Le baiser fit frissonner sa joue avant de l'engourdir. Il était tellement intimidé par ce contact, lui, la montagne de muscles sûre d'elle, qu'il en fondait presque littéralement. Car Mona n'était pas n'importe quelle jolie fille croisée en soirée ou une amie dont il connaissait déjà les vices, mais un objet de culte qu'il fallait maintenant ramener à sa condition humaine ; un exercice plus difficile qu'il n'y paraissait, et son élocution approximative n'en était qu'un symptôme.
Il ne réalisait même pas à quel point son hôte était, elle aussi, dépassée par les événements. Et quand la flute vint se déverser sur son top dans un piaillement maladroit, le contenu imprégnant immédiatement le tissu pour venir piquer de sa fraîcheur le ventre de l'Argentin, le réveil fut brutal. Ramené à la réalité, Johnny ne put que constater la situation en revenant à lui, et le stress dans lequel était empêtré son idole.
En un seul tour, la réalisation le dégrisa. Il devait se montrer fort, pensait-il, pour soulager Mona. Aussi, il prit les verres de ses mains tremblantes, couvrant ses petites menottes tremblantes de ses paluches hésitantes et lui subtilisant le tout aussi délicatement que possible.
" On est deux à être perdus. Si tu savais comme je stresse ! Je ne pouvais même pas placer deux mots corrects quand on s'écrivait. Je... Laisse-moi faire. Assieds-toi. "
Posant les flutes sur la petite table, il la prit par les épaules avec douceur. Malgré sa prévenance, il lui semblait déplacer une poupée de porcelaine entre ses mains comme il la faisait reculer et s'asseoir sur la causeuse avec délicatesse.
L'anxiété suintait en lui, mais les efforts qu'il faisait pour ne pas se laisser déborder commençaient à payer, il pouvait le sentir. Son esprit n'était plus engourdi comme auparavant et retrouvait de son caractère, et comme il tirait sur le tissu trempé sur son ventre d'une main il examina l'autre pour voir qu'elle ne tremblait plus malgré sa lourdeur lasse. Il allait s'en sortir. Il avait pourri leurs conversations et allait réussir à mettre cette soirée sur les rails ! Et, avec un rien d'approximation, il parvint à servir deux flutes de champagne acceptables et à les amener jusqu'à la causeuse, en tendant un à la jolie brune avant de s'installer à côté d'elle.
" Alors... Euh... " hésita-t-il avec appréhension, " Tu es -euh- magnifique -bien plus que sur les photos !-. Je suis... Je me sens privilégié ; par ta présence, mais aussi par ce que tu as préparé pour moi. J'avais peur de t'avoir -euh-hahaha-hrm- refroidie. "