Le Calicot Rouge avait l'habitude de recueillir les marins de passage et les voyageurs à la recherche d'un brin de repos. Ce n'était pas vraiment le lieu où on restait plus de quelques heures ou une nuit ; une journée, tout au plus, en cas de grosse fatigue ou d'affaire à conclure. Voilà que beaucoup de personnes étaient plus contraintes que désireuses de rester ici, rendant la vie bien difficile à des esclaves qui faisaient leur possible pour tirer le maximum de l'occasion, par crainte du fouet.
Et il n'y avait nul groupe plus irrité par la perspective de devoir rester dans la taverne d'un esclavagiste que ce groupe de guerriers assemblé autour d'une table isolée.
L'équipage de Kystrejfter s'était dispersé par petits groupes. Forcés par la tempête approchant à mettre pied à terre en territoire hostile, ils ne souhaitaient pas attirer l'attention, et ils s'étaient donné rendez-vous aux premières lueurs du soleil retrouvé. Ils s'étaient mélangés pour créer des groupes complémentaires, autant que pour brouiller les pistes et passer pour des groupes de mercenaires ou d'aventuriers, venus en ces terres de leurs mondes exotiques pour gagner leur vie.
Il y avait là Lamnard, bien sûr, géant blond vêtu de peu et couvert d'une fourrure chaude ; mais aussi Gharol, femelle orque presque aussi grande que lui et au moins aussi large d'épaules, qui engloutissait son lot de côtes de porc comme un homme ; Daryan, le curieux shaman d'une terre lointaine, la peau brune et couverte de peintures rituelles, semblant toujours hors du monde, et parlant présentement à voix basse au fond de sa chope vide comme un ivrogne, bien que ses compagnons sachent qu'il communiait sûrement avec un esprit visible de lui seul ; et Dulcinea, une belle plante blonde de petite taille et de maigre constitution, muette et élégante, mais probablement l'assassin le plus dangereux de tout l'équipage, douée avec un arc et des poisons, qui faisait danser un doigt à la surface de son vin en observant le curieux rituel de son voisin de tablée d'un air concentré.
Quiconque les observerait de loin croirait voir là une étrange communauté, mais ce petit groupe avait rapidement trouvé son rythme et était là moins pour attendre que pour agir. Lamnard avait vite décidé que, s'il ne quittait pas vite les lieux, il allait devoir dérouiller le propriétaire et libérer tout son bétail sans réfléchir aux conséquences. Qu'une troupe armée marche vers ici, et il ne pourrait s'échapper par la mer, cette fois. Il lui fallait donc une occupation ; au moins en attendant.
Une fois de plus, le grand blond se pencha vers le shaman, qui continuait de murmurer, cherchant dans son expression ou sur ses lèvres une réponse à son doute.
" Alors, l'ami, as-tu trouvé quelque chose ? "
Mais il n'y eut pas de réponse satisfaisante. Il n'émergea même pas de sa transe pour secouer ou hocher la tête. Lamnard était dépité. Il souffla, jetant un oeil alentour. Dulcinea le suivait du regard, semblant l'inciter à patienter, mais il se leva, allant faire un tour pour se dégourdir les jambes, lassées par l'attente.
Il passa d'abord à côté des Terranides incertains - et armés - qui cherchaient à se faire oublier dans un coin de la pièce. En les passant, le nordique entendit le cliquetis de l'acier, d'une arme saisie. Il s'arrêta et se tourna vers les silhouettes encapées, arquant un sourcil interrogateur. Il fixa celui qui semblait se manifester comme le meneur, posant mille questions de ses yeux, mais ne parlant pas. Il ignorait de quoi il s'agissait. Peut-être allaient-ils simplement se raviser et revenir à leurs moutons ; peut-être avaient-ils besoin d'aide ?
(1) Il chercha tout d'abord à repérer la quantité de serviteurs sur les lieux, et si l'un d'eux semblait jouer un rôle de contremaître et surveiller le personnel, mais aussi (2) s'il pouvait repérer sans mal la présence du propriétaire ou d'un gardien. (3) Venaient ensuite les accès : combien de chemins vers l'extérieur, et pouvait-il deviner si une cave avec portes extérieures était présente ; (4) combien d'étages aussi, et si une mezzanine ou un traversant permettait à des yeux indiscrets de surveiller la salle sans être vus. Enfin, (5) combien de clients, dans quel état, quelle menace potentielle, et quelle distraction ils pouvaient causer.
Avec un simple regard circulaire sur la salle, le marin put remarquer la présence d'au moins cinq serviteurs, ce nombre comprenant la serveuse fille de l'étranger encapuchonné venu la récupérer, mais de contremaître, il ne semble y avoir que l'aubergiste, et encore semble-t-il n'y prêter que quelques coups d’œils inattentifs. L'aubergiste semble vouloir rester derrière son bar, discutant et jouant aux dés avec quelques habitués. Il y a cependant un gardien qui semble être une robuste créature à l'entrée de l'établissement, servant sans doute de videur et probablement aussi de brute à tout faire.
Le gardien est une montagne de muscle qui a l'air de cogner aussi fort qu'il semble stupide, ses petits yeux profondément enfoncés sous arcades sourcilières respirent une satisfaction cruelle et servile, les gens l'évitent car il a la réputation de briser des mâchoire parfois trop facilement. Il porte à la ceinture de son pagne une grosse hache à double tranchants maniable à une seule main, le manche étant trop court pour être pratique à deux, mais ormis cela et ses bottes, il semble ne porter aucun autre vêtement, sauf si l'on compte le collier de dents autour de son cou.
Le videur se tient à côté de la porte principale, entrée par excellence du débit de boisson. Une porte se trouve derrière le bar, juste à la droite du patron de l'endroit et les serviteurs y plongent souvent craintivement pour en ressortir avec de nouvelles bouteilles, de nouveau tonnelets ou autres chopines auparavant vides et ressorties remplies. Une cave a vin est bien plus facile à alimenter au moyen d'une porte extérieur, mais rien ne permet de prouver l'existence d'un tel accès sans au préalable la chercher de l'extérieur ou de l'intérieur.
La salle principale dispose d'un escalier menant à une mezzanine qui laisse voir trois portes. Un observateur attentifs aura déjà remarqué que plusieurs fois des hommes se sont entretenus avec le patron et, qu'après avoir échangé quelques monnaies trébuchante, l'un ou l'autre des serviteurs a accompagné l'homme en question vers l'une des chambre pour y disparaître vingt bonnes minutes et redescendre en se rhabillant tous deux, le serviteur désigné ayant souvent le regard encore plus éteint qu'avant après un passage par les chambres en question. Mais ormis cet étage, aucun autre ne semble disponible depuis la salle principale.
Le nombre de clients est bien plus difficile à estimer, la salle est bien plus bondée qu'elle ne le devrait et le fait est que plusieurs des clients sont de petite taille et ne se voient guère au milieu de la foule. À vue de nez, la salle doit être prévue pour accueillir une quarantaine de personnes, mais le nombre actuel d'occupants doit être bien plus proche des soixante, peut-être même plus. Cependant, ormis une douzaine d'habitués, probablement des locaux à leur dégaine, le reste de la clientèle semble loin d'être fort avinée, ce qui vu la qualité des boissons servies se comprends aisément. Une bonne moité de la clientèle semble avoir à peine touché à sa commande malgré les heures que dure la pluie, l'ayant probablement prise parce que c'est le strict minimum pour être autorisé à entrer.
En-dehors des habitués, l’essentiel sont comme le marin, des voyageurs de passage surpris par la pluie, ayant cherché refuge au dernier moment dans le premier estaminet proche. Une grosse majorité sont armés, et sur cette majorité, un bon tiers a l'air passablement dangereux avec ses armes. Mais aucun ne semble disposé à rentrer dans le tas de son voisin à l'heure actuelle. Il règne un fond de frustration dans l'air d'être ainsi forcés à l'immobilisme, mais pour le moment la clientèle le prend plutôt sportivement, sans faire trop de vagues. Les plus aptes à apporter quelque distraction pour le moment dans l'auberge sont sans doute les natifs qui ont déjà bien entamé leurs chopines, pour les rares qui en sont encore à la première, mais il ne s'agit là que de pêcheurs et de dockers qui tous se tairons probablement au premier grondement du videur.
Mais il y a plus d'un moyen de soustraire quelqu'un à l'attention du reste de la clientèle, et cela le marin le sait bien.