Sa fille ? Était-elle mariée ? L’idée surprit un peu Edea, et, instinctivement, elle la rejeta. Le mariage signifiait généralement la soumission pour les femmes, et était incompatible avec le mode de vie des sorcières, ou des enchanteresses. La sorcière avait du mal à imaginer l’une de ses semblables en couple. Elle ne posa néanmoins aucune question. La vie privée de Décatis ne regardait qu’elle, et elle préféra focaliser son attention sur ce bouclier. L’enchanteresse lui expliqua que c’était une commande pour un client désireux de protéger son village d’un monstre dont le souffle transformait les habitants en mort-vivant. Une main sur ses lèvres, Edea réfléchissait, envisageant déjà de nombreuses possibilités. Décatis lui expliqua qu’il n’y avait aucun moyen de contrer les effets de ce sort, et qu’elle espérait confectionner un bouclier qui permettrait d’absorber le sort, afin de le renvoyer sur ce monstre. Elle l’écoutait silencieusement, et, lorsque Décatis eut terminée, Edea se permit naturellement plusieurs commentaires.
« C’est un sort qui relève indiscutablement de la nécromancie. J’ai consulté certains grimoires au sujet d’épidémies de ce genre. Je suis prête à parier que le sort de ce monstre utilise certains composés trouvés lors de grandes épidémies de peste. La maladie a toujours été l’arme préférée des nécromanciens. »
Quand il y avait une épidémie, on pouvait être sûrs qu’un nécromancien se trouvait, de près ou de loin, derrière. Les sorts de nécromancien, les puissants sorts, avaient besoin de nombreux morts pour fonctionner. Or, historiquement, il n’y avait rien de plus meurtrier qu’une virulente épidémie. Les sorts de nécromancien ne relevaient pas du cercle élémentaire de la magie. Or, seul un individu intelligent, doté d’une conscience, et capable de réflexions intelligentes et profondes, pouvait maîtriser ce qui ne relevait pas du cercle élémentaire de la magie. Edea faisait partie de ces mages et sorciers qui considéraient que la magie, tout en étant innée, nécessitait aussi un certain entraînement. Les animaux pouvaient utiliser la magie, mais ne pouvaient utiliser que les sorts élémentaires. Les exceptions portaient sur des monstres doués de pensées, comme les dragons, ou quelques rares autres monstres. Néanmoins, même dans ce cas, les créatures nécromanciennes naturelles étaient extrêmement rares. Et on ne les trouvait pas près d’un village.
Edea réfléchissait donc, observant ce bouclier, ressentant les pulsations magiques que ce dernier émettait.
« Il est possible qu’un nécromancien contrôle cette bête, ou qu’elle ait été jadis enchantée par des sorts nécromanciens. Mais votre bouclier devrait faire l’affaire... »
Du moins, sauf dans la première option. Si un nécromancien contrôlait cette bête, il parviendrait sûrement à déjouer les effets de ce bouclier. Néanmoins, ceci ne rentrait pas dans le champ d’actions de l’enchanteresse. Dans les arts occultes, comme dans n’importe tout, le client était roi. Concrètement, ceci signifiait qu’on ne devait jamais faire plus que ce que le client souhaitait. Edea connaissait les grands préceptes. Elle regarda autour d’elle. Il faudrait un peu de temps pour réunir tous ses ingrédients, et elle fit sortir de sa robe un petit papier, une espèce de carte, et écrivit avec son ongle. L’un des petits avantages de la magie.
« En ma qualité d’ambassadrice, je peux délivrer des récépissés, expliqua-telle. Comme vous le savez, on ne rentre pas dans le Palais impérial comme dans un moulin. Pensez à vous munir d’un papier prouvant votre identité, et les gardes vous laisseront entrer. »
Edea déposa le papier dans l’une des mains gantées de Décatis. C’était un formulaire-type, qui témoignait de l’administration impériale développée et performante. On pouvait y lire la chose suivante :
« Je, soussignée Edea Kramer, diplomate officielle, autorise par la présente Décatis Cryptinna, enchanteresse ashnardienne, à bénéficier d’un droit de libre accès dans l’enceinte autorisée du Palais impérial, afin de me rendre visite pour me livrer des marchandises. »
Edea reprit assez rapidement, en lui tendant un papier.
« Voici ma liste. Montrez-là aussi aux gardes, mais attendez-vous à ce qu’ils fouillent vos affaires. La sécurité est extrêmement renforcée au sein du Palais... »
Les Ashnardiens, sur ce point, étaient presque des paranoïaques. Tout el Palais était solidement cadenassé. Il n’avait pas la réputation d’être la forteresse la plus imprenable de Terra pour rien.
« Venez me rejoindre ce soir. Ceci me laissera le temps de vérifier ce que je peux faire pour vos facilités administratives. Qu’en dites-vous ? »
Edea avait presque l’impression d’agir comme une espèce de guide touristique. L’environnement, la faune, la flore... Le genre d’informations qu’on trouvait aisément dans un atlas, mais Galbadia n’était pas un royaume très connu sur Terra. Il faisait partie de ces petits États dont les options étaient plutôt limitées quand un gros État s’approchait d’eux : s’allier, ou disparaître. Edea savait pertinemment que les Galbadiens ne pourraient pas repousser les Ashnardiens, et son intention, d’ailleurs, n’était pas de le faire. Elle avait besoin des Ashnardiens pour se renseigner sur les Tekhanes, ce qui était son objectif. En vertu de leur neutralité, les Tekhanes se refusaient à se rapprocher de Galbadia. Il allait donc falloir trouver une autre solution. Cette enchanteresse ne pourrait pas vraiment l’aider dans ce domaine, mais Edea, avant d’être une politicienne, restait une sorcière, soit une femme tournée vers les arts occultes, et très intéressée par ces derniers. Elle connaissait naturellement les enchantements.
« C’est la diversité culturelle qui fait tout l’intérêt d’un monde, reconnut Edea. Galbadia n’est toutefois pas, de ce point de vue, particulièrement intéressant. Il y a de nombreuses forêts, des plages, et des montagnes... Aucune île tropicale avec des palmiers. »
Galbadia était un archipel regroupant trois îles : l’île principale, Galbadia, Centra, et une autre île, un peu plus sauvage, avec des vestiges d’une ancienne ville, et de grandes forêts au nord. Il y avait des grottes un peu partout, et cette troisième île servait surtout pour le safari. Un énorme pont reliait d’ailleurs Galbadia à cette autre île, une sorte de défi à la Nature qui datait d’une époque révolue, celle où les habitants de cette troisième île, visiblement de grands bâtisseurs, étaient là. Edea fit apparaître une carte, afin de permettre à Décatis d’avoir une vue d’ensemble sur la scène :
(http://img94.xooimage.com/files/9/f/3/galbadia-3af893e.jpg)
Le cercle rouge sur la carte indiquait l’emplacement de la capitale. Un archipel, tout simplement. Les montagnes au nord étaient l’indice révélateur, celui qui montrait à quel point l’endroit n’avait rien à voir avec un paysage de carte postale. Galbadia était un lieu froid, où on ne se baignait que dans des piscines avec des eaux chauffées. Il y avait bien une activité de pêche, mais peu de tourisme. La carte permettait également de voir le long pont permettant de relier Galbadia à l’autre île. Une vaste structure ferroviaire, qui fonctionnait encore, avec d’énormes piliers plantés dans l’eau. L’eau était à cet endroit très peu agité, et la ville ayant permis de bâtir ce pont était une sorte de station-relais, qui s’appelait Horizon. Les îles fracassées au sud correspondaient à Centra, l’ancien royaume que Galbadia avait massacré suite à une longue guerre.
« Galbadia regorge de monstres, et dispose d’une histoire riche. Il y a beaucoup de tombeaux abandonnés, qui renferment des trésors magiques, mais qui sont également infestés de créatures redoutables. Ma prise de pouvoir a permis d’empêcher que l’ancien chef d’État, Vinzer Deling, ne dilapide inutilement le pouvoir. »
Vinzer était un faible, qu’Edea avait progressivement renversé. Elle était initialement devenue son conseiller magique, avant de le tuer, tout simplement. Elle avait fait comme beaucoup de magiciennes, qui étaient des conseillers royaux, et dont la loyauté n’était pas assurée. Edea dirigeait maintenant le royaume, et était volontiers considérée à un tyran. Elle avait un comportement typique d’une sorcière, et avait ainsi développé des programmes de protection du patrimoine galbadien, afin d’empêcher que les sites magiques ne soient souillés par les touristes, et autres imbéciles patentés.
« Pensez à le visiter, un jour, suggéra Edea. Je vous accorderais peut-être même une visite privée... En attendant, je crois qu’il va falloir nous rendre à la réception. Vous sentez-vous prête ? »